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en prix le Ruskin Birthday Book l’ouvre à la page du 1er mai, elle n’y trouvera pas, comme dans les journaux socialistes qu’on crie au même moment dans les rues, des nouvelles de la grève universelle, des récriminations contre la loi du travail de chaque jour, mais ces mots du Maître : « Si l’on fait résolument ce qui est le devoir, avec le temps on arrive à l’aimer en le faisant. »

Sans doute c’est bien peu de chose que cette petite protestation dans un pensionnat perdu dans Londres, contre l’unanime indifférence et l’universelle laideur. Mais les élèves de ce pensionnat sont destinées à l’enseignement ; plus d’une a déjà institué, dans son école de village, la fête esthétique de Ruskin. Les fleurs de la couronne sont fanées : les semences de l’idée germent encore dix années après, au loin, jusqu’en Irlande. Et aujourd’hui, lorsque revient le 1er mai, le tableau qui se présente à toutes ces imaginations n’est pas celui d’un meeting enfumé où des hommes chauves, vêtus de noir, pédans et haineux, crient aux travailleurs de tous les pays : « Unissez-vous et ne travaillez pas ! » quelque chose comme le tableau de la Salle Graffard, de M. Béraud ; c’est une vision de paix, de joie et de belles parures ; c’est la prédication, non des docteurs socialistes, mais de la nature, dont les premiers présens ne sont dus qu’au long, pénible et obscur labeur de la plante pendant l’hiver. Elle leur enseigne, non la grève, mais le travail ; non la révolte contre les lois humaines, mais l’obéissance aux lois éternelles, que nous pouvons méconnaître, mais que nous ne pouvons pas violer.


III

L’homme qui fit de telles choses est un homme souriant jusque dans ses douleurs, sympathique jusque dans ses tyrannies, noble jusque dans ses haines. Nous l’avons vu en extase, comme un personnage de l’Angelico, dans une prairie, ébloui par les fleurs. Nous l’avons vu combattant, comme un personnage de Michel-Ange, arrêtant, de ses muscles raidis, l’effort de toute une foule. Regardons-le maintenant, comme on regarde une figure d’Holbein, au repos, si calme qu’on peut compter toutes ses rides même les plus minuscules, si ouverte qu’on peut les lire, même les plus entre-croisées. Peut-être qu’en le considérant dans sa vie privée, dans ses rapports immédiats et personnels, nous trouverons que de celui-là aussi Dante eût pu dire : « Et si le monde savait quel cœur il eut, après l’avoir beaucoup loué il le louerait plus encore… »

Mais le monde ne l’a pas su. Inquiet de cet enthousiaste qui bataillait, on l’a taxé d’intolérance, et suffoqué par sa joie naïve de se donner en témoin des beautés et des vérités qu’il annonçait,