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II

Ce contemplatif est un homme d’action. S’il tient une fleur, il a une épée, comme ces pieux chevaliers du moyen âge qu’on voit tout armés, dans les tableaux des Primitifs, adorant la Vierge, extasiés entre deux batailles. Et ce trait le distingue nettement des critiques d’art ou des poètes lakistes, satisfaits d’ordinaire quand ils ont commenté des Salons, ou célébré la nature, sans aucun souci d’améliorer les uns ou de défendre l’autre. Ruskin eut ce souci. Toutes les fois qu’il a lancé une idée, une brochure, un livre, comme le soldat qui jette de loin un coup de fusil, il est allé en pleine mêlée pour voir ce qu’y devenait son idée, pour la soutenir de sa personne et, si l’on peut ainsi dire, se colleter avec les réalités.

Ainsi, il a écrit qu’il fallait répandre le goût des arts dans les masses, non pour que chaque ouvrier fasse grossièrement le métier d’un artiste, mais pour qu’il fasse artistement son métier d’ouvrier. On ne l’a pas écouté. Il se décide donc à donner lui-même des leçons de dessin, le soir, dans une école d’adultes, et pendant quatre ans, de 1854 à 1858, à côté de Rossetti qui enseigne la figure, il s’astreint à guider des mains inhabiles dans l’esquisse du paysage et de l’ornement décoratif et à réchauffer des zèles attiédis. En 1876, de ses deniers et des deniers de ses amis, il établit près de Sheffield, — la cité ouvrière par excellence, la ville du fer — un musée rempli d’œuvres délicates et curieusement choisies, entre autres un tableau de Verocchio, qui fut aussi un travailleur du fer. C’était aux environs de la ville industrielle, dans un cottage situé parmi les champs verts, sur une colline. Des fenêtres, on découvrait la vallée du Don avec les bois des Wharncliffe Crags, et le regard passait ainsi des missels enluminés du xiiie et du xive siècle, aux lointains brillans sous l’or du soleil, des vitrines pleines d’onyx, de cristaux divers, d’améthystes, révélant les couleurs qui embellissent la terre, aux planches coloriées montrant les oiseaux de tous les pays qui animent l’air. Sur les murs, des tableaux évoquant les plus belles architectures du monde entier, entre autres le Saint-Marc de Venise, transportaient les visiteurs dans un pays idéal et leur faisaient un instant oublier les façades mornes et les cheminées fumantes de Sheffield. Plus tard, le musée fut transporté dans la ville même, et l’on voit aujourd’hui, au Meersbrook Park, dans une maison offerte par la municipalité, le Ruskin museum pour les ouvriers.

De même, quand, en 1869, Ruskin est choisi pour occuper la chaire d’art créée par M. Slade, à Oxford, il sent qu’on ne