Blaitière, mais le flot montant du tourisme l’en chasse. Alors il propose à la commune de Bonneville de lui acheter tout le sommet du Brezon, mais les paysans de l’endroit, stupéfaits qu’on veuille acquérir ces rochers nus et ce gazon, bon tout au plus à nourrir quelques chèvres, soupçonnent le milord d’y avoir deviné un trésor et le découragent par leurs exigences excessives. Il s’en console en changeant de climat, mais non d’amour. « Une étude faite dans les jardins de roses de San Miniato, et dans l’avenue de cyprès de la Porta Romana, à Florence, est pour moi, dit-il, parmi les souvenirs des meilleurs jours de ma première existence. »
Longtemps cette passion l’a préservé des autres, et lorsque les autres sont venues, elle l’en a guéri. Jusqu’à dix-sept ans, la continuelle tension de son esprit et de son cœur vers le beau l’avait distrait des séductions de ce que la langue commune appelle la Beauté. Mais comme rien aussi n’est plus propre à développer jusqu’à un état maladif ce romanesque lakiste où les Anglais excellent dès qu’ils n’en sont pas dépourvus, le jour où le jeune ermite de Herne Hill leva la tête de dessus ses livres, et vit devant lui le visage d’une jeune fille, d’une Française, souriant dans l’aube de ses seize ans, il en devint éperdument amoureux. C’était une des filles de M. Domecq, l’associé de son père. Elle s’appelait Adèle, et ce nom devint familier aux lecteurs du Friendship’s Offering, car le jeune homme y publiait des vers qu’il adressait à tout le monde, n’osant les adresser directement à la seule lectrice dont il se souciât. Quant à elle, avertie de la passion de ce jeune savant gauche, de ce troubadour transi, elle ne fit qu’en rire aux éclats. « À chaque occasion bénie de tête-à-tête, avec ma bien-aimée Adèle qui était Espagnole de naissance, Parisienne d’éducation et catholique de cœur, je cherchais à l’entretenir de mes vues personnelles sur l’invincible Armada, la bataille de Waterloo et la doctrine de la transsubstantiation », dit Ruskin dans ses Præterita. Quant à Mme Ruskin, la mère, profondément indignée qu’un bon tory, savant, évangélique et révérant George III, pût aimer une Française et surtout une catholique, blessée dans tous ses sentimens et ses traditions les plus essentielles par cet amour monstrueux, elle s’opposa obstinément à toute idée de mariage. Cette passion sans espoir dura pourtant quatre années, pendant lesquelles sévit sur ce frêle organisme d’enthousiaste et de penseur une terrible crise qui faillit le briser tout entier. La mort plusieurs fois venue à son chevet s’éloigna enfin. Adèle était mariée. On emmena le jeune homme à travers l’Europe, pour qu’il laissât sur les grandes routes un peu de ces douloureux souvenirs et de l’image fidèle qu’il gardait au cœur. Il les porta tour à tour sur les bords de la Loire, dans les montagnes de l’Auvergne,