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en tout ce qu’elle devait avoir de sacré et d’utile. À cette terrasse et aux rives du lac de Genève, mon cœur et ma foi se reportent en ce jour, à chaque noble sentiment qui vit encore en eux et à chaque pensée qui y règne, de réconfort et de paix.

Dès lors cette contemplation de la nature remplira sa vie, non plus comme une distraction, une flânerie émerveillée et indécise, mais comme une vocation et une marche à l’idéal. Tous ses premiers essais — écrits de quinze à vingt ans dans le journal scientifique du temps, le Magazine of Natural History, — sur les causes de la couleur de l’eau du Rhin, sur les stratifications du Mont-Blanc, la convergence des perpendiculaires, la météorologie, sont signés Kata Phusin (selon la nature). Son premier livre, les Modern Painters, d’abord intitulé : Turner et les Anciens, n’a pas d’autre but que de défendre l’homme qui lui a révélé la nature, et de montrer comment il est le paysagiste le plus « naturel » qui ait jamais vécu. Sa campagne en faveur des Préraphaélites, racontée ici même[1], fut entreprise parce que ces peintres se réclamaient « de la nature ». Tous ses ouvrages, depuis les Pierres de Venise, en 1851, jusqu’aux Lois de Fiesole, en 1878 et depuis la Mesnie (ou le Cortège) de l’Amour, qui est de l’ornithologie, jusqu’à Deucalion qui est de la minéralogie, et de la Reine de l’Air qui est de la botanique, à Fors Clavigera qui est de l’économie sociale, tous les enfans de son esprit, tous les battemens de son cœur, sont voués à la Nature. L’histoire de sa vie n’est que l’histoire de ses rencontres avec Elle, de ses voyages qu’il renouvelle chaque année, avec ses parens pendant les deux tiers de son existence, seul plus tard, quand ils sont morts. Il ne va pas à elle comme au refuge des lassitudes et des désillusions, comme à la distraction des heures oisives : il y va dans toute la force de l’âge, comme au Dieu qui réjouit la jeunesse. Elle n’est pas seulement la consolatrice de l’amour. Elle est son amour même : « Ce sentiment ne peut être décrit par aucun de ceux qui l’ont ressenti. Le mot de Wordsworth, « cela me hantait comme une passion » n’est pas une bonne définition, car c’est une passion. Le point est de définir comment cela diffère des autres passions. Quelle sorte de sentiment humain, superlativement humain, est le sentiment qui aime une pierre pour la pierre elle-même et un nuage pour le nuage ? Un singe aimera un singe pour lui-même et une noix pour son fruit, mais non une pierre pour une pierre. Pour moi les pierres m’ont toujours été du pain… » Pour voir de plus près ces pierres, il passe des mois entiers en Suisse ou en Italie. Il cherche à fixer sa demeure à Chamonix, au-dessus du chalet de

  1. Voyez la Revue du 1er octobre 1894