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famille, d’ailleurs un peu sauvage, ne vivait guère que pour la contemplation des beautés de la nature et que l’enthousiasme esthétique était sa principale occupation.

Assurément on eût fort étonné les négocians de la Cité, si on leur eût dit que M. John James Ruskin, si exact à son comptoir, si ponctuel à ses échéances, si expert en bon sherry, avait des velléités d’artiste. Mais le fait est qu’une fois rentré chez lui, il devenait un être enthousiaste et chimérique. Il lavait à la hâte une aquarelle, ou bien, prenant quelque œuvre nouvelle de Walter Scott, quelque vieille pièce de Shakspeare, il en faisait d’une voix harmonieuse et passionnée la lecture à sa femme et à son fils. Bien souvent, dans les années précédentes, la nuit l’avait trouvé penché sur des gravures de Prout ou de Turner, ou dépliant des cartes de Suisse et d’Italie, sous la lampe, rêvant à des fugues alors impossibles, irréalisables, au pays où les montagnes sont si blanches et les flots si bleus.

Mais alors était survenue Mme Ruskin et, par son éloquence persuasive, elle lui avait rendu le souci de ce que les Anglais appellent volontiers le devoir, — qui est de gagner beaucoup d’argent. Mme Ruskin était la cousine germaine de son mari, de quatre ans plus âgée que lui. La connaissant dès l’enfance, il s’était un jour avisé qu’elle réalisait parfaitement le type de la femme qui lui convenait, le lui avait dit et avait décidé avec elle d’attendre pour se marier que toutes les dettes de famille fussent payées, son négoce bien établi, l’horizon libre de nuages. Ils avaient attendu neuf ans. Enfin, un soir, s’étant aperçu que, dans son bilan, l’actif l’emportait sur le passif, il avait laissé son cœur parler plus haut. On avait marié les deux jeunes gens après le souper et si secrètement que les domestiques n’en soupçonnèrent quelque chose qu’au lendemain en les voyant partir ensemble pour Édimbourg. — Ce mélange inattendu de flegme et de sensibilité, de fidélité romanesque et de sens pratique faisait de M. John James Ruskin une physionomie à part parmi les marchands de sherry et lui permit non seulement de sauver l’honneur de la famille en payant toutes les dettes laissées par son père, mais de laisser, à son tour, cinq millions à son fils et en même temps de lui léguer cet enthousiasme pour la nature qui est le trait le plus marquant du grand écrivain.

La nature n’apparut d’abord à l’enfant que par de rares échappées, comme une reine qu’on ne voit qu’aux jours de fête. Il l’apercevait dans ses visites à des tantes soit à Croydon, d’où la vue paraissait si belle que le petit John criait à sa mère effrayée « Les yeux me sortent de la tête ! » soit à Perth, dont les jardins