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des transformations que les machines apportent en toute chose et spécialement dans les tissus, les broderies, qui autrefois étaient des ouvrages d’art, travaillés par des êtres pensans, et d’ailleurs beaucoup plus solides dans ce temps où le linge, comme un patrimoine, se léguait de génération en génération. Aujourd’hui, disait-on, le tissu fait à la machine ne dure pas. « Ainsi ces petites serviettes, dit l’un de nos hôtes, — est-il besoin d’expliquer que ceci se passait autour d’une tasse de thé ? — Ah ! pardon, répondit la maîtresse de la maison, vous oubliez que ceci est du Langdale linen ! — Et ma redingote, ajouta le maître de la maison, est du drap de Saint-George’s Guild. » Cela parut péremptoire.

J’appris alors que dans le Westmoreland un ouvroir installé dans un joli cottage s’occupait de filer le lin avec les rouets de nos mères-grands et que des hommes tissaient, avec de vieux métiers, la toile. Cette toile faite à la main coûte de deux à six shillings l’yard. Tout l’argent produit par la vente est payé à la banque et les profits sont divisés entre les travailleurs à la fin de l’année. C’est de là que venait le linge de la maison. Quant au drap de l’économiste, il arrivait du moulin de Saint-Georges à Laxey, dans l’île de Man, où l’on carde la laine et où l’on fait le drap. Seule l’eau du moulin, agent naturel, aide les bras de l’homme. De plus, la couleur de la laine est indélébile, car c’est la couleur naturelle des moutons noirs de l’île. De là, beaucoup de dames anglaises font venir leur drap. Ces tissus sont très résistans et ils ont été confectionnés sans la fumée, le bruit, la laideur des machines, en pleine campagne, en dépit du progrès et comme en défi de tout le mouvement industriel et social de notre temps. Et lorsque je demandais quel était l’initiateur de cette gilde, le Titan ou le fou, qui entreprenait de faire ainsi rebrousser chemin à son siècle, on me répondit par le même nom qui avait frappé mes oreilles dans le cloître vert : Ruskin !

Un homme était donc là, tout près de nous, de l’autre côté de la Manche, qui avait pris assez d’empire sur les esprits britanniques pour les acheminer vers les extases des Primitifs et leur imposer sa conception intrépidement rétrograde de la vie, du style, de l’économie, et jusque du vêtement. Cet homme avait surgi, il y a cinquante ans, avec un livre de bataille, dans une lutte qui de suite l’avait rendu célèbre, et, depuis cette époque, sous le triple aspect de l’écrivain, de l’orateur et du directeur d’usine, il était apparu prêchant la triple doctrine d’un esthéticien, d’un moraliste et d’un sociologue, ou plutôt causant à bâtons rompus avec son siècle, et chacune clé ses paroles était recueillie avec un soin pieux par des admirateurs et des admi-