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plus élevés. D’autres, plus éloignées des villes, jouissent d’une force motrice gratuite ou d’un combustible moins coûteux. Le secret de la crise c’est que la papeterie exige maintenant des capitaux considérables, pour appareils et fonds de roulement. Il y faut des approvisionnemens énormes de matières premières, et l’argent se renouvelle lentement, les cliens payant à de longues échéances. Les débouchés étrangers deviennent rares, en raison du progrès universel qui pousse chaque nation à s’alimenter elle-même et à s’efforcer de vendre à toutes les autres. Par suite, la maison la plus florissante fait à peine un chiffre d’affaires égal à la moitié de sa valeur. Cependant il est impossible d’arriver au succès sans employer la plus grande partie de ses bénéfices à l’accroissement du capital.

Faute de l’avoir fait à temps, beaucoup de papeteries ont végété, et, lorsqu’elles se sont aperçues de leur erreur, il était trop tard. Obligées d’emprunter au taux commercial, leur gain s’est réduit à néant ; souvent un passif redoutable s’est appesanti sur elles et peu à peu les a dévorées. Chaque année voit ainsi disparaître de l’annuaire des fabriques qui, au milieu de ce siècle, étaient prospères, des descendans de générations papetières, nés dans l’aisance, dont l’usine est désormais inerte, ou passée aux mains des banquiers dont elle est débitrice, et qui ne savent qu’en faire. Le Bulletin de la Chambre syndicale publiait un jour le martyrologe de ces victimes d’une formidable révolution industrielle : on en cite partout, en Normandie et en Auvergne, en Franche-Comté et en Périgord, dans le papier-goudron comme dans le papier mousseline. Plusieurs de ces vaincus avaient été les artisans ou les précurseurs du mouvement qui les a emportés ; ils ont laissé dans nos produits actuels leur bourse et aussi leur vie, un peu de leur âme. Qui donc toutefois songerait à plaindre ces patrons, tombés avec courage dans la lutte, en ce temps où le patron est, par profession, un être si mal vu ?

Ceux-là mêmes qui réussissent et inspirent l’envie, ne tirent qu’un intérêt modeste des sommes effectivement engagées : si les papeteries du Marais, par exemple, pour ne parler que de sociétés dont le bilan est accessible à tous, distribuent 100 francs de dividende pour des actions émises à 1 000 francs, cela ne signifie pas que l’entreprise rapporte 10 pour 100 ; parce que les débours successifs depuis la fondation, en 1828, ont beaucoup plus que doublé les 1 800 000 francs souscrits à l’origine. Tout ce qu’ont pu faire depuis plusieurs années les papeteries coopératives d’Angoulême, dirigées avec talent par M. Laroche-Joubert, a été de gratifier d’un revenu de 5 pour 100 une valeur industrielle de