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de nos jours, on l’a souvent prétendu. Des praticiens affirment que, pour le papier comme pour les étoffes, il n’est pas de mécanisme qui vaille la main de l’homme, que la force au dynamomètre d’un mouchoir en batiste de Courtrai, le dernier textile qui ait été fait à la main, est plus grande que celle du même tissu fabriqué à la machine, et qu’il en est de même de l’ancien papier, créé si laborieusement, en comparaison de cette large bande blanche qui s’échappe, en courant continu, d’entre nos rouleaux évaporateurs. Rien n’est plus simple, au reste, que d’obtenir du papier « à la cuve » : il suffit de le payer 5 francs le kilo.

Mais cette moindre durée de nos papiers modernes, fût-elle vraie, est-elle bien regrettable ? A quoi servirait aux périodiques de pouvoir défier les siècles, puisqu’ils n’ont d’autre ambition que de vivre un jour ? C’est une espérance ou une vanité naturelle à tous les auteurs de croire que leurs idées et leurs travaux seront pieusement conservés par les générations lointaines ; en fait, les livres continuent à vieillir et à passer très vite ; le nombre des gens qui lisent et des gens qui écrivent s’est prodigieusement développé, mais leur accroissement même contribue à abréger leur existence, parce que ceux d’aujourd’hui chassent ceux d’hier. D’une époque à l’autre, la science progresse, les préoccupations changent, et la pensée humaine, en ce qu’elle a d’éternel et d’immanent, s’habille autrement pour courir le monde suivant les caprices du goût. Dès lors, pourquoi empêcher le papier noirci de retourner au pilon pendant que l’homme retourne à la terre ? Quelques douzaines d’ouvrages deviennent centenaires ; une poignée seulement subsistent davantage. Peut-être y aurait-il profita imprimer ceux-là sur des chiffons d’un mérite exceptionnel ; mais les contemporains ne savent jamais quels sont ceux dont la constitution sera assez robuste pour traverser les âges. Le scrutin secret, dans lequel votent un à un les esprits supérieurs qui font la renommée définitive, ne se dépouille que fort tard. Pourquoi s’inquiéter d’ailleurs de cette élite ? Elle n’a rien à craindre de la fragilité de nos pâtes de bois. Tant qu’une œuvre a des lecteurs, elle trouve des éditeurs pour l’offrir au public. Je ne parle que du papier à livres, parce que personne sans doute n’a intérêt à ce que les papiers de tenture ou d’emballage soient immortels. Au temps des papiers à la cuve, lorsque le texte des livres se démodait plus vite que leur substance ne s’usait, on tuait les in-folio embarrassans qui refusaient de mourir. Au temps des parchemins, où cette substance était inusable, on voyait des manuscrits splendides se vendre pour rien, parce qu’après un siècle de vogue ils n’intéressaient plus personne. Ils servaient dès lors à des usages vils,