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et paysannes sèment consciencieusement à leur tour quelques livres de ces miettes de papier exhilarant. Pour répondre à ce besoin nouveau, des machines spéciales dépècent sans relâche, les feuilles qui vont se faire cribler par des emporte-pièce perfectionnés.


II

Les nouvelles sources de papier que nos contemporains ont découvertes, pour abreuver ce siècle altéré de livres, de lettres, d’images et de journaux, rendent aujourd’hui de bien maigre importance la seule matière première d’autrefois, le chiffon, qui ne correspond plus qu’au dixième du total des papiers actuels. Par une contradiction piquante, le chiffon, ce déchet, ce rebut, est ici devenu synonyme de luxe. Il n’engendre le plus souvent que des sortes cossues et distinguées. La cherté ancienne du linge, son usage restreint, avaient pour conséquence jadis la pénurie relative de chiffons. L’Europe d’autrefois craignait toujours d’en manquer ; jusqu’à 1860 chaque pays, pour conserver les siens, les frappait d’un droit de sortie à la frontière. Aux derniers siècles, l’exportation des vieux « drapeaux », — tissus de lin et de chanvre, — fut souvent prohibée, par lettres patentes, à la demande des papetiers.

De la fin du règne de Henri IV, où le quintal se vendait 25 francs de notre monnaie, jusqu’au milieu de celui de Louis XVI, où il en valait 28, son prix avait peu varié ; les besoins étaient demeurés sans doute en rapport avec les offres. Il n’en fut pas de même depuis quatre-vingt-dix ans. A dater du premier Empire le chiffon ne cessa d’augmenter jusqu’à la fin de la Restauration, où il s’éleva un moment à 72 francs les 100 kilos. Il redescendit sous Louis-Philippe à près de moitié, pour remonter ensuite à 56 francs. L’industrie papetière, ainsi ballottée et secouée par ces brusques alternatives, dont chacune coïncidait avec une nouvelle découverte qu’elle enfantait dans la douleur, déclarait à chaque crise nouvelle, — comme elle fait d’ailleurs à l’heure où j’écris ces lignes, — que son dernier jour était venu. Puis elle repartait de plus belle, transformée, rajeunie.

Le papetier, en fait de chiffons, est tributaire du filateur. Le premier doit s’accommoder de ce que le second lui envoie par l’intermédiaire du public, jetant à la voirie ces débris sans nom, ces cadavres de chemises, de blouses, de serviettes, qui vont ressusciter dans une incarnation nouvelle. Depuis un demi-siècle, certaines espèces, telles que les toiles de chanvre tissées à la main, ont disparu ; d’autres, comme les cordages, se sont modifiées par