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d’Arthur ; les autres naviguant dans la tempête avec aussi peu de souci d’eux-mêmes que le cygne qui se joue sur un lac ; d’autres, dans l’ivresse de la victoire, amoncelant les dépouilles des vaincus, mesurant la terre au cordeau pour en faire le partage ; comptant et recomptant par têtes les familles comme le bétail ; d’autres enfin privés par une seule défaite de tout ce qui fait que la vie vaut quelque chose, se résignant à voir l’étranger assis en maître à leur propre foyer, ou, frénétiques de désespoir, courant à la forêt pour y vivre, comme vivent les loups, de rapine, de meurtre et d’indépendance.

On ne saurait sans doute mieux montrer que dans cette belle page, souvent citée, ce que l’art en histoire a de relations avec la vie ; et le montrer par son propre exemple. Cinquante ans ont passé sur elle, mais l’émotion en a encore quelque chose de communicatif ou de contagieux même. L’homme s’y laisse voir, tel qu’il était, sensible et comme ouvert à toutes les impressions. Il a peut-être partagé le brutal enthousiasme des vainqueurs, mais il a certainement éprouvé « toutes les misères nationales, toutes les souffrances individuelles et jusqu’aux simples avanies des vaincus ». Cela se sent dans le souvenir ému qu’il en garde, treize ans après la publication de son livre. S’il l’a vécu avant de l’écrire, il le revit en le relisant. Et parce qu’on n’a pas trouvé de meilleur ni d’autre moyen d’émouvoir les hommes que d’être ému soi-même, c’est pour cela, Messieurs, que dans l’œuvre d’Augustin Thierry nous ne saurions, nous, séparer l’historien du peintre et du poète.

Et nous ne le séparerons pas non plus du philosophe ou du penseur, si l’un de ses mérites encore, l’une des plus rares parties de son talent est d’avoir su nous faire voir, sous la différence pittoresque des mœurs, ou en s’aidant de cette différence même, ce qu’il y a toujours d’éternelle humanité dans l’âme, — plus subtile et plus compliquée qu’on ne la croit - d’un baron féodal ou d’une reine barbare. « Au milieu du monde qui n’est plus, a-t-il dit lui-même de Walter Scott, son instinct d’artiste l’a averti de placer le monde qui est et qui sera toujours » ; et c’est ce qu’il a fait, avec autant ou plus d’art que le grand romancier. Aussi nous retrouvons-nous dans ses narrations les plus « anglo-saxonnes », dans ses récits les plus « mérovingiens ». Vivans de la vie de leur siècle, sa Frédégonde ou son Thomas Becket vivent de la vie aussi de tous les temps ; et, Messieurs, n’est-ce pas comme si je disais que la finesse de sa psychologie égale dans son œuvre l’éclat plus apparent de son coloris ? On y apprend l’histoire ; mais on y avance presque du même pas dans la connaissance de l’homme ; et vous ne l’ignorez pas, c’est, ici, de tous les caractères qui distinguent les œuvres qu’on appelle « classiques », le plus rare et le plus éminent.

C’est ce qui assure l’immortalité de son nom. Car, enfin, le politique