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caractère original de la période mérovingienne consistait dans un antagonisme de races non plus complet, saillant et heurté, mais adouci déjà par une foule d’imitations réciproques, nées de l’habitation sur le même sol. » Il s’est rendu compte que, dès le XIIIe siècle, c’est-à-dire cent cinquante ou deux cents ans après l’invasion normande, il n’y avait plus de Saxons ni de Normands en Angleterre, mais des Anglais seulement. C’est comme s’il eût déclaré qu’à dater d’une certaine époque de l’histoire, le mot même de « race » devait changer de sens ; perdre ce qu’il avait de signification physiologique ; ne plus rien vouloir dire que d’historique ou de purement humain. Et de peur que l’on ne se méprît sur sa vraie pensée, c’est ce qu’il a dit en propres termes dans le dernier de ses ouvrages quand il a prétendu montrer, dans « l’élévation continue du tiers état », ce qu’il a lui-même nommé « le fait dominant et comme la loi de notre histoire nationale. » Puisqu’il existe une race française, et qu’elle n’a pas toujours existé, elle s’est donc faite elle-même ; et elle est l’œuvre de sa volonté, la créature de son effort, l’enfant de sa persévérance et de sa liberté.

Et en effet, Messieurs, quel a été le rôle du tiers état dans notre histoire, sinon d’effacer ou d’abolir jusqu’aux dernières traces d’antagonisme ou d’opposition entre les différentes races qui ont peuplé notre sol de France ; de n’en former qu’une même nation ; et d’établir, pour ainsi parler, sur les ruines de ce que l’on appelle aujourd’hui le « régionalisme », l’unité de la patrie commune ? Tel est le sens et la portée de cette Révolution, dont il est élégant de médire ; — et dont je n’ignore assurément pas de quel prix nous avons payé les bienfaits ! Mais nous eût-elle coûté plus cher encore, elle n’en serait pas moins l’aboutissement nécessaire de plus de mille ans d’histoire, et il faudrait prendre garde, en la reniant aujourd’hui, qu’en vérité nous renierions toute notre tradition nationale. Oui, ce que la Révolution a réalisé, c’est bien ce que nos pères ont voulu : centralisation administrative, afin qu’émancipé des tyrannies locales chacun de nous ne fût sujet que de la loi ; égalité civile, pour qu’il ne subsistât entre nous d’autre différence ou d’autre distinction que celle de nos œuvres ; indivisibilité du territoire, afin que la France pût achever de remplir son rôle historique ; unité sociale, pour que chacun de nous, — dans la paix et dans la guerre, dans le malheur et dans la prospérité, dans la gloire et dans l’humiliation, dans la détresse et dans l’espoir, — se sentît solidaire de tous ceux qui sont nés sur le même sol que lui. Et si d’autres l’ont vu comme Augustin Thierry, c’est ce que personne, à ma connaissance, n’a montré plus clairement ni plus éloquemment que l’historien du tiers état.

Insisterai-je après cela, sur l’étroite liaison des vues ou des idées de l’historien avec celles du publiciste on du politique, je dirais