la juridiction correctionnelle plusieurs faits jusqu’alors qualifiés crimes. Et cette correctionnalisation « légale », loin d’enrayer celle qui est « extra-légale », lui a donné plus d’essor. Le système (comme le faisait remarquer le garde des sceaux dans son rapport de 1880) est « entré dans nos mœurs judiciaires[1]. »
Une conséquence de ces pratiques, dans la matière du vol par exemple, est que, si l’on ouvre les comptes de la justice criminelle, on voit le total des « vols simples » s’augmenter énormément chaque année, tandis que le total des « vols qualifiés » diminue. C’est ainsi que le garde des sceaux, dans son rapport au Président de la République pour l’année 1891, a pu montrer que « le progrès de la correctionnalisation a grossi la rubrique des vols simples en y comprenant des vols réellement qualifiés. » Quelques chiffres feront mieux ressortir la portée de cette constatation officielle. Dans l’année 1891, les cours d’assises de France ont jugé, en tout et pour tout, 2 932 affaires, comprenant environ 900 « vols qualifiés ». Or, cette même année, les tribunaux correctionnels ont jugé 194 673 affaires, comprenant 50 874 « vols simples[2] ».
La signification de tels chiffres est aisée à déduire, et l’on voit la part laissée au jury !
Mais, pour saisir la progression croissante du procédé de correctionnalisation, un peu de statistique ancienne est instructive. De 1826 à 1850, le chiffre des affaires déférées au jury oscille de 5 700 à 5 100, et, à cette époque, le nombre des plaintes et dénonciations reçues au parquet s’élève seulement à 225 000. En 1891, le total des plaintes, un peu plus que doublé, s’élève à 500 000 : les cours d’assises n’ont plus que 2 900 affaires à juger. Et la progression décroissante est absolument régulière, ininterrompue. De 1826 à 1850, le jury a 5 000 affaires ; de 1856 à 1860, le chiffre tombe à 4 000 ; de 1860 à 1880, on est arrivé à 3 000. Nous voici à 2 900. Il est aisé de prévoir l’époque à laquelle les jurés auront à statuer sur 2 000, bientôt après sur 1 000, et peut-être enfin sur 500 affaires. A ce moment, sans doute, on voudra bien ouvrir les yeux et reconnaître que la juridiction de la Cour d’assises a vécu.
Dès à présent, n’avons-nous pas le droit de dire que, tandis que chacun discute le jury, le jury est en train de disparaître du
- ↑ Déjà, en 1850, M. Abbatucci, ministre de la Justice, marquait la tendance des magistrats à n’admettre que très difficilement les circonstances aggravantes afin de réduire les faits à de simples délits correctionnels.
- ↑ En 1892, les Cours d’assises ont jugé 866 « vols qualifiés » ; le nombre des affaires de « vol simple » s’est élevé à 53 175, et le chiffre des affaires de vol impoursuivies a été de 71 102.