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Heureusement pour nous, et pour lui, qu’il ne s’en est pas tenu là ! Nul n’a mieux connu l’importance du costume et n’en a tiré plus habilement parti ; mais quelque différents que nous soyons d’un bourgeois du XVIIe ou d’un paysan du XVIIIe siècle, Augustin Thierry s’est promptement rendu compte que la différence n’était qu’extérieure ou superficielle, et bien moins considérable en tout cas que celle qui nous sépare aujourd’hui même encore d’un Italien, d’un Anglais, d’un Allemand… Ainsi conduit à se demander d’où pouvait procéder cette différence plus profonde, la question de chronologie s’est transformée pour lui en une question de physiologie ; la question de date en une question d’origine ou de sang ; la race lui est apparue comme la raison dernière de la différence des époques ; et cette idée de génie est la seconde que nous lui devions.

Vous rappellerai-je ici la fortune qu’elle a faite ; de quel flot de lumière elle a brusquement illuminé le chaos des anciennes histoires ; et les conséquences de toute nature que notre historien lui-même en a tirées ? Ouvrez et relisez les Récits des temps mérovingiens : ce qui en fait à la fois l’intérêt scientifique et la valeur d’art, ai-je besoin de vous le dire ? c’est la perspicacité singulière avec laquelle l’historien y a démêlé, c’est la vigueur de relief et la justesse de coloris avec lesquelles le peintre y a représenté l’antagonisme des deux races que le torrent des invasions germaniques avait comme superposées l’une à l’autre sur notre sol gaulois. Aimez-vous mieux relire l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands ? « Je me propose de montrer dans ce livre, écrit l’historien, les relations hostiles de deux peuples violemment réunis sur le même sol, de les suivre dans leurs longues guerres et leur séparation obstinée jusqu’à ce que du mélange et du rapport de leurs races… il se soit formé une seule nation. » Même dessein, vous le voyez, — l’un des plus complexes qu’historien eût encore formés, — et dont l’exécution magistrale donne au chef-d’œuvre d’Augustin Thierry quelque chose de l’air et de l’allure d’une épopée. Nous ne nous en étonnerons pas, et, au contraire, nous y trouverons la confirmation inattendue des théories de la critique moderne, si nous prenons garde qu’en aucun temps, dans aucune langue, l’épopée n’a jamais jailli, si l’on peut ainsi dire, que de la rencontre et du choc sanglant de deux nationalités. Mais, dans son Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du Tiers État, que trouvons-nous encore, si ce n’est l’histoire de la société gallo-romaine défendant ses arts et ses mœurs contre ses conquérans germains ; leur disputant, leur reprenant l’un après l’autre les biens qu’ils lui avaient ravis ; et, dans la première ardeur d’une grande révolution, revendiquant pour s’en armer à son tour contre eux cette diversité d’origine dont on avait fait pendant douze cents ans le titre, la justification, et l’instrument de sa servitude.