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abstraction faite de leur renommée ou de leur situation sociale ! » et quand enfin, Messieurs, en faisant œuvre d’historien ou de philosophe, on aspire à faire œuvre aussi de citoyen ? Ce fut l’ambition d’Augustin Thierry ; et bien loin que cette préoccupation d’emprunter des « armes » de combat à l’histoire ou de faire servir à la construction de l’avenir les matériaux du passé, l’ait empêché d’y voir clair, ait offusqué la lucidité de son regard, ou gêné la liberté de sa critique, précisément, s’il y a deux ou trois idées d’historien dont son nom demeure inséparable, c’est à la lueur et comme dans la fièvre de cette préoccupation même qu’il les a découvertes.

Telle est, en premier lieu, l’idée si simple, à ce qu’il semble, de la diversité successive des époques, et des lents changemens que le temps, lui tout seul, opère dans la physionomie des hommes et des peuples. Elle est bien simple, je le répète, si simple même qu’à peine en osait-on faire un mérite à l’historien. Lequel de nous est aujourd’hui ce qu’il était hier ? Nous n’avons pas besoin non plus de longues observations, ni de beaucoup réfléchir, pour nous apercevoir en combien de manières nous ne ressemblons pas aux Français du XVIIIe, du XVIIe, du XVIe siècle. On voyageait alors en patache… on portait des culottes… on mangeait du pain d’orge. Et cependant, Messieurs, ces différences qui sautent aux yeux, je n’affirmerai pas, si vous le voulez, qu’on ne les ait senties que de notre temps, mais elles ne sont toutefois entrées dans l’habitude de l’histoire, et pour n’en plus désormais sortir, que par l’intermédiaire d’Augustin Thierry. Sous l’uniformité mensongère et le vernis de fausse élégance dont on avait recouvert douze ou quinze siècles de nos traditions, retrouver la vraie couleur des temps, caractériser les époques, leur rendre à chacune sa vraie physionomie, faire ainsi de la chronologie, — qui n’en avait été jusqu’alors que le support, — l’âme, et en un certain sens presque le « tout » de l’histoire, telle fut la tâche que se donna d’abord l’auteur des Lettres sur l’Histoire de France ; et si nous n’avons garde aujourd’hui de confondre la cour de Louis XIV avec celle du roi Dagobert, c’est à lui que nous le devons.

N’a-t-il pas d’ailleurs exagéré cette diversité ? Contemporain des romantiques, et, je le crains, un peu romantique lui-même, n’est-il pas allé trop loin quand, par exemple, aux noms consacrés des Clovis et des Mérovée, il a voulu substituer les appellations évidemment plus « germaniques » de Merowig et de Clodowig ? C’est ce qu’il faut bien croire, puisque nous avons continué de dire Clovis et Mérovée ! Et si, peut-être, après tout, une francisque n’est qu’une hache de guerre, et un « skramasax » qu’un poignard, nous dirons donc que l’auteur des Récits mérovingiens est responsable à sa manière des débauches de couleur locale auxquelles s’est livrée la littérature du XIXe siècle.