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cette page célèbre ! Elle a éveillé l’historien qui sommeillait dans l’élève du collège de Blois ; et de là, de cette seule page, pourrait-on dire, nous est venu tout ce qu’en histoire, comme au théâtre, comme dans le roman, comme dans les arts plastiques et ailleurs, nous avons depuis lors nommé du nom de couleur locale. Je doute qu’il y ait eu de nos jours, en France ou hors de France, une influence littéraire plus considérable que celle de Chateaubriand ; et l’ayant subie comme tout le monde en son temps, l’auteur, des Récits mérovingiens a eu du moins la franchise et le bon goût d’en convenir. Mais, pour Walter Scott, c’est encore lui qui nous l’a dit : « Il y a plus de véritable histoire dans ses romans sur l’Écosse et sur l’Angleterre que dans les compilations philosophiquement fausses qui sont encore en possession de ce grand nom » ; et en effet, il lui devait sinon l’origine, du moins la confirmation de l’idée sur laquelle vous savez qu’il a fondé son Histoire de la Conquête de l’Angleterre par les Normands. Ceux là seuls renient leurs maîtres qui désespèrent de les égaler !

Une autre influence n’a pas moins agi sur notre historien : c’est celle de ce Saint-Simon, — non pas le duc, mais le comte, on pourrait s’y tromper, — dans la fatrasserie duquel, quum flueret lutulentus, tant de grandes idées, d’idées singulières, mais d’idées fécondes se mêlaient à l’expression d’un rêve sociologique informe[1]. Deux ans durant, Augustin Thierry lui servit de secrétaire ou pour mieux dire de collaborateur ; il se déclara publiquement son disciple ; et il y a des pages du futur auteur de l’histoire du tiers état dans les opuscules qui portent les titres caractéristiques de Mesures à prendre contre la coalition de 1815 et de la Réorganisation de la société européenne. Ce n’est pas ici le lieu de juger Saint-Simon, et ce le serait que je devrais me récuser, comme n’ayant pas suffisamment étudié son œuvre. Mais je la connais cependant assez pour être sûr qu’Augustin Thierry n’a pas vécu deux ans dans la familiarité d’un tel homme, sans apprendre de lui quelque chose ; et pourquoi ne lui devrait-il pas une part de sa conception de l’histoire ?

L’histoire de France, telle que nous l’ont faite les écrivains modernes, — écrivait-il en 1820, — n’est point la vraie histoire du pays, l’histoire nationale, l’histoire populaire… La meilleure partie de nos annales, la plus grave, la plus instructive, reste à écrire ; il nous manque l’histoire des citoyens, l’histoire du peuple… Cette histoire nous présenterait en même temps des exemples de conduite et cet intérêt de sympathie que nous cherchons vainement dans les aventures de ce petit nombre de personnages privilégiés qui occupent seuls la scène historique… Nos âmes s’attacheraient à la destinée des masses d’hommes qui ont vécu et senti comme nous… Le

  1. Voyez, à ce sujet, le livre de M. George Weill : Un Précurseur du socialisme ; Perrin, éditeur.