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la guerre civile. La publication de ses Hespérides n’a précédé que de quelques mois l’exécution de Charles Ier ; et pour offrir à ses compatriotes ses madrigaux sur le Corsage de Julia, il a choisi le moment où se proclamait la République Anglaise. »

Il convient d’ajouter cependant que Robert Herrick ne resta pas aussi insensible à ses propres misères qu’il l’avait été à celles de sa patrie. Chassé de son presbytère par les puritains, en 1648, il renonça du même coup à la poésie. Il avait alors cinquante-sept ans. Il vécut cependant près de trente ans encore, et obtint même, en 1662, de rentrer en possession de sa sinécure. Mais jamais plus il ne paraît avoir écrit un seul vers.

Tout son bagage poétique consiste d’ailleurs en deux petits recueils, l’un profane, l’autre pieux, les Hespérides et les Nombres Nobles, publiés simultanément en 1648. Dans les Hespérides, Herrick chante pour ainsi dire au jour le jour le détail de sa vie, tantôt décrivant son presbytère, ses repas, ses promenades aux environs de Dean Prior, tantôt nous entretenant de ses maîtresses, dont la plupart du reste semblent n’avoir existé que dans sa fantaisie. D’autres fois encore ce gros curé de village évoque des paysages de rêve, infiniment délicats et nuancés, qu’il peuple de jeunes fées, d’elfes et de follets. Il aura été, comme le dit M. Gosse, le dernier visiteur de ce Royaume des Fées où Shakspeare, Drayton, et Ben Jonson, avaient fait avant lui d’inoubliables séjours. Bientôt le puritanisme allait, pour plus d’un siècle, en fermer la porte aux poètes anglais.

Le recueil de poèmes sacrés de Herrick, très inférieur aux Hespérides, contient cependant, lui aussi, plus d’une pièce charmante. Mais il en contient surtout d’extravagantes, et qui nous donnent vraiment une idée bizarre de la piété de ce pasteur protestant. C’est ainsi que dans l’une d’elles Herrick, apostrophant son Créateur sur le ton le plus familier, lui énumère, sous prétexte de lui en rendre grâce, tous les légumes qu’il a l’habitude de manger. Une autre fois il invite Dieu, le plus sérieusement du monde, à jeter les yeux sur ses Hespérides.


Tout autre nous apparaît la piété de son contemporain Richard Crashaw, le plus mystique des poètes anglais duXVIIe siècle. Il ne s’en dégage pas, comme de celle de Herrick, un bon parfum de cuisine et de garde-manger, mais on ne sait quelle étrange odeur mêlée de sang et d’encens ; et ce n’est pas le trait le moins singulier de cette singulière figure d’illuminé, de lui voir appliquer aux sujets sacrés une imagination débordante de vigueur et de sensualité. Ce ne sont en vérité, dans les Degrés du Temple de Crashaw, que de sombres peintures de martyres et de morts, alternant avec des hymnes à la Madeleine, ou à sainte Thérèse, plus passionnés et plus tendres que les galans madrigaux de Robert Herrick.