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Et Shakspeare ne s’en est point tenu à cette seule imitation. C’est à Lodge encore qu’il a pris le sujet, le cadre et les principaux développemens d’une de ses comédies les plus célèbres, Comme il vous plaira. Cette pièce charmante se retrouve en effet tout entière, à la poésie près, dans une Rosalinde que Thomas Lodge fit paraître en 1590.

Le succès de cette Rosalinde fut considérable. Aussi bien, comme le fait remarquer M. Gosse, l’instant était-il particulièrement propice pour la renommée du poète. Ni Shakspeare, ni Marlowe ne s’étaient encore montrés à l’horizon ; les poèmes de Sidney restaient inédits ; et rien n’empêchait Lodge de pouvoir passer, avec Spenser, pour le plus grand des poètes anglais.

Mais Lodge n’était pas homme à savoir profiter de cette occasion. Dès l’année qui suivit la publication de Rosalinde, son humeur aventureuse l’entraîna dans un nouveau voyage, dont il nous a lui-même raconté, dans les préfaces de ses poèmes, quelques-uns des incidens les plus lamentables. « Quant à l’endroit où j’ai écrit ceci, nous dit-il en nous présentant sa Margarite d’Amérique, c’était dans ces détroits que Magellan a baptisés de son nom, lieu terrible où maintes îles prodigieuses, maints poissons bizarres, maints Patagons monstrueux, égaraient mes sens ; parmi d’affreuses montagnes que revotent continuellement, au plein de l’été, de sévères et mortelles gelées. De sorte qu’il y avait de grands prodiges dans le lieu où j’ai écrit ceci ; et que c’est un prodige non moins digne d’étonnement que, dans une telle détresse, avec tant de causes de crainte, et de si puissans découragemens, et parmi tant de traverses, j’aie pu m’employer à éterniser quelque chose. »

Il s’était embarqué le 26 août 1591, à Plymouth, pour une grande expédition en Chine et aux îles Philippines. Mais le chef de l’expédition, le fameux Cavendish, avait dans ses voyages précédens ravagé tant de côtes, qu’il y avait maintenant peu d’endroits où il pût aborder sans crainte de représailles. Il aborda au Brésil, s’empara un matin de la ville de Santos, pendant que les habitans étaient à la messe ; et durant plus d’un mois Lodge demeura chez des jésuites brésiliens, explorant les vieilles chroniques espagnoles de leur bibliothèque pour y découvrir de nouveaux sujets de poèmes, mais aussi sans doute s’entretenant avec eux de matières théologiques, et préparant déjà sa prochaine conversion au catholicisme. Puis un jour vint où la flotte anglaise dut quitter Santos, et se réfugier dans le détroit de Magellan, « où, dit encore Lodge, j’étais plus préoccupé de trouver de quoi dîner que de me gagner de la gloire. » Les dissensions, bientôt, s’ajoutèrent à la famine. Et il n’y eut pas de misère que ne subît le malheureux poète, jusqu’à ce qu’enfin, le 11 juin 1593, il put atterrir sur la côte d’Irlande, épuisé, affamé, et l’unique survivant, ou à peu près, de l’expédition.

C’est à son retour de ce voyage que pour la première fois il aborda