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qui en écrivant ses souvenirs bâtit le monument de son orgueil. Il aura lui seul raison contre tout le monde et contre la raison même. Il ne doutera ni de la bienfaisance de ses conceptions personnelles, ni du droit qu’il a de les faire passer dans l’ordre des faits. Entre le bon sens de Montaigne et l’exaltation de Rousseau il y a la différence de la santé à la folie. Aussi de l’ouvre politique et sociale de Rousseau sortira une Révolution ; de son œuvre littéraire, une littérature consacrée à célébrer les droits de l’individu et la valeur esthétique de l’exception.

Aujourd’hui nous ne voyons l’ouvre de Montaigne qu’à travers celle de ses héritiers du XVIIIe siècle ; son égoïsme nous apparaît à travers celui de Rousseau, comme ce que nous appelons son « scepticisme » à travers celui de Bayle et de Voltaire. J’ai essayé sur un point d’indiquer la distinction à faire. C’était aller dans le sens où nous conviait le nouveau biographe de Montaigne, de sa famille et de ses amis. M. Stapfer est d’avis que, quoi qu’on puisse tenter pour la détruire, la légende prévaudra. Je crois bien qu’il a raison. Mais c’est que la légende ici n’est pas une déformation de la vérité, elle en est plutôt un grossissement et une simplification. Nous avons montré que Montaigne n’est pas égoïste au sens de n’être curieux que de lui-même ; nous aurions été un peu plus embarrassé d’établir qu’il ait senti aucun désir de se dévouer aux intérêts de l’humanité. De même nous nous ferions fort de découvrir dans le prétendu scepticisme de Montaigne des affirmations très précises ; mais nous aurions peine à constater chez lui aucun souci de répandre une idée et d’amener les hommes à des manières de penser plus conformes à la justice et au bien. Les nuances dans l’éloignement s’effacent. Ou encore les idées ont une vertu secrète qui se développe avec le temps. En dépit de toutes les différences individuelles, il n’y a que deux familles d’esprits ; et Pascal l’avait bien vu. Les uns sont ennemis de la contrainte et de l’effort, soucieux de leur tranquillité toute seule et contens d’avoir passé sans trop souffrir le peu de temps qu’il nous est donné de vivre. Les autres méprisent ces biens à portée de la main et vont les yeux fixés sur un idéal. Il faut choisir, être avec les premiers ou avec les seconds, se ranger au parti d’Épictète ou à celui de Montaigne. Et l’humanité va son chemin partagée en deux groupes qui se côtoient sans pouvoir s’unir, qui s’étudient sans pouvoir se comprendre et qui en viennent immanquablement à se haïr.


RENE DOUMIC.