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autour du sujet. » Ce sont des causeries en effet autour d’un sujet et autour de tous les sujets, ingénieuses, et paradoxales de propos délibéré. L’auteur nous expose sa méthode : « c’est de scandaliser l’innocence, d’inquiéter la foi, de troubler la paix des esprits et de leur faire un peu violence afin de les forcer à la réflexion et au doute, discourant à tort et à travers, de tout et du reste. » Cette méthode, en tant qu’elle s’applique à l’enseignement, pourrait bien n’être pas la meilleure. Mais sans doute il n’y faut voir qu’un hommage de plus rendu à l’esprit de Montaigne.

La famille de Montaigne, c’est d’abord sa « maison », et ce sont ceux qu’il appelle ses ancêtres. Le premier en date de ces ancêtres vendait du poisson salé rue de la Rousselle, à Bordeaux. Il en vendit tant et si bien qu’il put acheter le 10 octobre 1477 les maisons nobles de Montaigne et de Belbeys en la châtellenie de Montravel, avec les vignes, bois, terres, prés et moulins y attenant. Cela permit plus tard à son arrière-petit-fils d’oublier son nom patronymique et roturier d’Eyquem et de peindre dans la chapelle de son château de superbes armoiries en couleurs jaune et noir : « Je porte d’azur semé de trèfles d’or, à une patte de lion de même, armée de gueules, mise en fasce, etc. » Ce philosophe était d’une vanité puérile. Ce n’est pas, quoi qu’on en dise, ce qui nous le fait aimer. — Le père de Montaigne était un homme de grand mérite, esprit original et cerveau à idées ; son fils lui doit beaucoup et n’a pas manqué de le reconnaître. En revanche il ne nous a jamais parlé de sa mère, qui pourtant lui a survécu. Cette mère était d’origine juive ; un frère et une sueur de Montaigne furent protestans. C’est un trait à retenir que le moraliste ait trouvé dans l’intérieur même de sa famille, avec le spectacle de la diversité des religions, le conseil de la tolérance. Il se maria, l’heure venue, sans enthousiasme mais avec conviction. Il pensait que le mariage est la maîtresse pièce de l’ordre social, et qu’il convient, là comme ailleurs, de se conformer à l’usage. On se marie non pour soi, mais pour sa postérité, pour sa famille ; et le mariage est, tout compte fait, une condition supportable, pourvu que l’amour en soit banni. Montaigne perdit des enfans en bas âge et n’éleva qu’une fille : Léonor. Elle semble n’avoir eu qu’un médiocre souci de la gloire paternelle et n’a guère de titres à notre souvenir. La fille d’alliance de Montaigne a fait tort à sa fille selon la nature.

Par eux-mêmes ces comparses ne nous intéressent pas ; c’est Montaigne que nous voulons retrouver dans ses rapports avec eux. C’est bien à lui en effet que M. Stapfer nous ramène sans cesse ; et son livre n’est pas si librement composé qu’il n’y circule une idée générale. M. Stapfer s’est efforcé, sinon de détruire, au moins de reviser la légende qui fait de Montaigne un égoïste. C’est une thèse qui peut