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sinon rémunératrices, pour leur en joindre d’autres ? Ce raisonnement pourrait être exact, il aurait, du moins, l’apparence de l’exactitude, s’il était loisible à tous les peuples civilisés de s’imposer une règle commune, de se mettre tous à la même ration coloniale, si, par un accord loyalement observé, ils pouvaient déterminer, mesurer leurs prises de possession successives ; on se bornerait alors à occuper, par exemple, les côtes de l’Afrique et l’on ne pénétrerait que vers la fin du premier et du second quartier du XXe siècle dans l’arrière-pays.

Mais au cas même où pourrait s’établir et s’observer cet accord problématique, cette politique de limitation serait beaucoup moins sage en réalité qu’en apparence. L’expérience témoigne qu’un établissement civilisé ne peut supporter longtemps le voisinage de peuplades inorganisées et instables ; pour jouir de quelque sécurité, il faut à toute force les soumettre ; les occupations limitées, les zones neutres n’ont jamais pu se maintenir. Les leçons les plus logiques données aux peuples barbares ne portent aucun fruit, si on ne les soumet. Nos succès au Dahomey n’ont pas impressionné les Hovas ; une première expédition victorieuse contre les Achantis, il y a une vingtaine d’années, ne dispense pas les Anglais d’en faire aujourd’hui une seconde qui, sans doute, sera décisive ; tant que nous n’aurons pas réduit Samory dans la boucle du Niger, c’est-à-dire tant que nous ne lui aurons pas imposé lu sort de Behanzin, notre situation dans les régions avoisinantes sera toujours précaire. Un peuple européen ne peut s’arrêter dans la carrière colonisatrice qu’au point où il rencontre un autre peuple européen, ou tout au moins quelque grand État barbare organisé d’une façon à peu près compacte, ce qui est rare.

Le plus grand obstacle, toutefois, à la lente progression des prises de possession coloniales, c’est que l’époque du partage de l’Afrique, sinon d’une partie de l’Asie, est arrivée, et que ceux qui ne seraient pas parmi les copartageans actuels se présenteraient trop tard dans dix ans ou dans vingt ans. Ils trouveraient les autres pourvus et resteraient les mains vides ; ce qu’ils auraient hésité à prendre, d’autres se le seraient attribué. Cette politique d’extension graduelle n’aurait mené qu’à l’accaparement de la plus grande partie du monde par la puissance la plus active et la plus ambitieuse. De là vient que les divers peuples civilisés sont obligés de faire des approvisionnemens de colonies ; ils en prennent, certes, plus qu’ils ne pourront en utiliser dans le présent ou dans l’avenir prochain ; c’est une des nécessités de la concurrence entre les nations ; celle qui se montrerait trop circonspecte finirait par se trouver exclue.