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LA COLONISATION FRANÇAISE.

ou moins élevé ; comment s’étonner qu’il faille trois ou quatre fois plus de temps pour former une société vivant de son propre fonds ?

Cette longue et nécessaire persévérance, c’est surtout ce qui nous a manqué. À peine la semence jetée sur le sol, nous étendons la main pour saisir le fruit et nous nous lassons de ne pas le recueillir encore ; nous déclarons que le sol ne vaut rien et ne produira jamais ; d’autres surviennent, prennent notre place, se rient de notre lassitude enfantine, profitent de nos défrichemens, les étendent, les fécondent et avec le temps engrangent l’ample récolte. Telle est l’histoire à peu près de notre Canada, de notre Louisiane, de l’Inde qu’un moment on crut devoir nous appartenir.

Le second défaut principal de la France dans les entreprises coloniales, c’est que nous les avons toujours considérées comme un but secondaire, un emploi accessoire et subalterne de notre activité, un objet de fantaisie ou de caprice, dont on s’éprend un instant, puis qu’on délaisse. La colonisation ne s’accommode pas de ce dilettantisme ; pour réussir, elle doit tout primer. Elle prime tout en Angleterre, tout aussi en Hollande ; elle tend de plus en plus à tout primer en Russie. Si nous voulons vraiment devenir colonisateurs, il faut que durant un quart de siècle tout au moins, la gestion et le développement de nos colonies deviennent le premier et le plus persistant de nos soucis nationaux.

Aussi bien, ne serait-ce aucunement déroger, ni nous distinguer du reste des nations, que de faire de notre politique coloniale l’objet principal de notre activité nationale. Le dernier quartier du XIXe siècle et, sans doute, les deux premiers quartiers du XXe, quand on les considérera de loin dans l’histoire, se caractériseront surtout par l’expansion des peuples européens, peut-être aussi d’autres peuples de notre race ou de la race jaune, en Asie, en Afrique et dans les îles du Pacifique et de l’Océan Indien.

« L’homme malade » de Constantinople intéresse moins aujourd’hui les gouvernemens occidentaux et l’opinion publique occidentale que « l’homme malade » de Fez et que la grande agglomération malade qui s’étend de la Manchourie au Pamir. Tout ce qui est asiatique ou africain passionne les esprits : ces énormes espaces, habités par des peuplades inorganisées, qui ne savent pas tirer parti de leurs immensités et des plus certaines ressources naturelles, séduisent les hommes du vieux monde, à l’étroit sur leurs territoires exigus. On voit réapparaître des héros qui, par leur audace, leur âpre volonté, leur avidité par-