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L’Allemagne actuelle est trop loin de celle qui réclamait le monopole des fantômes et des choses vagues et terribles, criant à nos romantiques par la voix d’un de ses grands poètes : « Dans le mot spectre, il y a tant d’isolement, de grondement, de silencieux, d’allemand… Laissez-nous, à nous autres Allemands, toutes les horreurs du délire, les rêves de la fièvre et le royaume des esprits. » Les nouvelles générations germaniques, qui ont la tête si claire et si solide, doivent hausser les épaules lorsque des lignes comme celles-là leur tombent sous les yeux. Les esprits n’ont jamais habité les casernes ni les usines.

Tout compte fait, c’est en France que Hoffmann a été vraiment aimé, j’ose dire plus, vraiment compris, et par l’élite. On sait combien son action a été forte sur nos romantiques. Dès que parurent les premières traductions fidèles, Sainte-Beuve signala le côté original et séduisant des « meilleurs contes, » ceux où l’auteur a « dégagé et mis à nu le magnétisme en poésie, » et qui s’expliquent ainsi par des moyens humains, sans « exiger à toute force l’intervention d’un principe supérieur[1]. » Il loua Hoffmann d’avoir découvert à la limite des choses visibles et sur la lisière de l’univers réel un coin mystérieux et jusque-là inaperçu, dans lequel il nous a appris à discerner « tout un revers imprévu des perspectives naturelles et des destinées humaines auxquelles nous étions le plus accoutumés. » C’est, en effet, à ce coin obscur et insondable, qui irrite depuis plus d’un siècle notre curiosité, qui n’est peut-être rien et qui est peut-être immense, que Hoffmann a dû sa popularité en France. Nous l’aimons dans ses « meilleurs contes » seulement, lorsqu’il est le Voyant et l’aède de ce qu’il appelait déjà le monde des forces psychiques. Il aura été le premier poète de ce trouble univers où habitent, à tout le moins, les illusions et les hallucinations. On ne demande plus comme lui la clef du royaume à une bouteille, mais on la demande toujours à des phénomènes pathologiques, et les nouveaux procédés ne paraissent pas moins dangereux que le sien pour la santé et la sérénité d’âme des curieux de l’à-côté. C’est à leur imprudente lignée qu’il faut transmettre et recommander le mot dans lequel Hoffmann résumait ses vues sur le monde et la vie : « Le diable fourre sa queue partout. »


ARVEDE BARINE.

  1. L’article est de 1830.