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m’ennuyais trop ; il n’y avait pas de considérations qui pussent tenir. »

J’imagine que les invités des thés esthétiques devaient s’amuser ; les grands hommes des salons littéraires ne sont pas toujours aussi divertissans que l’était ce malin petit démon ; mais leurs hôtes étaient au supplice. Hoffmann fut très rarement prié deux fois dans la même maison, et jamais trois. Sa carrière mondaine se termina ainsi d’elle-même au bout de peu de temps. Les gens de lettres ne se souciaient plus de lui, ou Lui d’eux, depuis qu’il leur avait si lestement tiré sa révérence pour courir après les gens titrés, et il se trouva entièrement isolé.

D’autres succès le précipitèrent alors dans l’abîme. La fortune lui était venue en même temps que la gloire. Il avait été nommé à de hautes fonctions, fort bien rétribuées. Les éditeurs le payaient au poids de l’or depuis qu’il était célèbre. Hoffmann reprit le chemin du cabaret et n’en bougea plus.

Aux temps héroïques où les exploits des buveurs excitaient l’admiration, il aurait laissé une légende. Je ne sais s’il existe dans les fastes de la vigne un autre exemple d’un homme ayant réussi à boire de gros revenus. Hoffmann avait adopté un cabaret où il s’installait le soir pour n’en sortir qu’au jour. C’est là que les étrangers en tournée de monumens et de curiosités venaient contempler l’auteur des Contes fantastiques. Ils le trouvaient discourant, avec une verve étincelante, au milieu d’une très mauvaise compagnie ; Hoffmann était capable de parler, et d’avoir de l’esprit, cinq ou six heures de suite.

Il avait compté sans la justice des choses, la seule qui ne soit pas boiteuse. Elle ne se fit pas attendre. Ni le talent de Hoffmann, ni sa santé ne résistèrent longtemps à de pareils excès. Ses plus mauvais ouvrages datent de cette période ; quelques-unes des meilleures pages aussi ; mais c’étaient des éclaircies. En général, il y a grande décadence. Non, certes, que le sens du fantastique fût éteint chez lui. Son cerveau surexcité ne cessait de « projeter » des visions mouvantes et bruissantes, dont l’agitation fatigante lui donnait, disait-il, la sensation d’être éternellement ballotté sur une mer éternellement agitée, et jamais ses rêves de dormeur éveillé n’avaient été plus ingénieux ; seulement, quand il voulait les écrire, Hitzig, son confident littéraire, l’avertissait qu’il devenait « obscur et nuageux. » Des hallucinations saisissantes de réalisme n’étaient plus sur le papier que des « ombres vaines, dans un milieu sans consistance. » Il avait un jour entrevu dans la fièvre un sujet charmant. « Figurez-vous, disait-il à son ami avec une respiration encore haletante, un affreux petit bonhomme, stupide, — faisant tout de travers, — et,