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et les Poë. Ceux-ci venaient à point nommé pour consoler nos imaginations, brutalement sevrées du merveilleux, qu’on pourchasse à présent de toutes parts. Le merveilleux suppose l’ignorance ou, plutôt, l’inconscience des lois de la nature. Il a dans la science une ennemie irréconciliable, et l’ingrate humanité, orgueilleuse de son jeune savoir, s’est détournée de lui avec dédain, même lorsqu’il était le merveilleux divin. Elle a oublié tout ce qu’elle lui avait dû, depuis sa naissance, de doux et de bon. Elle a oublié que sans lui, sans les amis surnaturels et tout-puissans dont il avait peuplé la terre et les cieux et qui jouaient auprès de nous le rôle de redresseurs de torts, l’homme n’aurait jamais eu cette foi bénie à une justice supérieure et réparatrice, dont la perte le laisse aujourd’hui meurtri et sans courage. Abandonné de tous ceux qui croyaient savoir mieux, le merveilleux s’est envolé, nous abandonnant à notre tour dans ce qu’on a appelé la prison du Cosmos.

L’humanité se lassa vite de son cachot. Les savans nous ont fait un univers trop bien réglé. Leur monde devient pédant à force d’être incapable de manquer aux formules imprimées dans les manuels. On voudrait le prendre en flagrant délit d’infraction aux principes, convaincre la mécanique ou la physique de fantaisie, et le fantastique raffiné de notre siècle, celui que Hoffmann a créé et qu’Edgar Poë a porté après lui à une si grande hauteur, est alors une joie pour l’imagination en révolte. Il ressemble peu aux inventions ingénues de nos pères. Il ouvre au lecteur des mondes imaginaires, mais non pas monstrueux, où personne n’est dispensé d’obéir aux lois de la nature : la nature s est seulement mise en frais de lois spéciales. Ce n’est plus le désordre et l’illogisme, comme dans le royaume du merveilleux, c’est un autre ordre et une logique particulière ; tel le mathématicien s’amuse à raisonner sur l’espace à quatre dimensions. L’éducation scientifique que nous possédons d’aventure contribue à notre plaisir loin de nous gêner et de nous troubler. Sans elle, nous n’aurions pas la jouissance un peu perverse de reconnaître où le ressort a été faussé, quel rouage est changé ou supprimé, en quoi ce monde qui marche si bien est absurde ou impossible. Les enfans et les simples, qui aiment tant les contes de fées, ont en général peu de goût pour Poë et Hoffmann.


IV

Sept années s’étaient écoulées depuis que Hoffmann avait réalisé son rêve de n’être que poète et de vivre en poète. Il en avait