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dans la loge, tandis qu’il écoutait attentivement l’opéra de Mozart : « Depuis longtemps déjà, je croyais entendre derrière moi une haleine douce et chaude et comme le frôlement d’une robe de soie : je soupçonnais la présence d’un être féminin ; mais, entièrement plongé dans le monde poétique que m’ouvrait l’harmonie, je ne me laissai pas distraire de mes rêves. Quand le rideau se fut abaissé, je me retournai. Non, il n’est pas de paroles pour exprimer mon étonnement : Donna Anna, entièrement habillée comme je l’avais vue sur le théâtre, se trouvait là et dirigeait sur moi son regard plein d’âme et d’expression !… Il ne me vint pas à la pensée de discuter la possibilité de sa double présence dans la salle et sur la scène[1]. » Il ne pouvait pas la discuter, étant perpétuellement assiégé par des « doubles, » au nombre desquels il semble bien que fût le sien. Il adressa la parole à l’autre Dona Anna, — c’est ici que commence la fiction, — et de leur entretien exalté sortit la page fameuse : « La nature pourvut don Juan, comme le plus cher de ses enfans, » etc.

Dans le Cœur de piètre, un grave conseiller aulique raconte qu’en ouvrant la porte d’un pavillon, il y a trouvé son double : « C’était moi — moi-même. » Tandis qu’il regardait et écoutait, avec une curiosité naturelle, ce que faisait et disait son autre Moi, il vit entrer le double d’une de ses amies. Encore une fois, c’était à peine extraordinaire pour Hoffmann. On lit dans son Journal qu’un soir, à un bal, s’étant amusé à se figurer que tous les assistans étaient « des Moi, » multipliés et diversifiés, il s’était aussitôt senti responsable de leurs faits et gestes et disposé à s’en irriter. Hoffmann n’aurait pas eu besoin d’un grand effort pour prendre son idée tout à fait au sérieux, en supposant même qu’elle ne lui ait pas été suggérée par une hallucination.

Les contes où les personnages se métamorphosent sans se métamorphoser, de façon que le lecteur ne sache pas au juste à quoi s’en tenir, relèvent aussi des troubles sensoriaux. Dans le Pot d’or, histoire très décousue, le poète Anselmus, qui tient beaucoup de Hoffmann, voit des êtres en chair et en os se transformer par instans en créatures fantastiques ; mais le lecteur incertain et hésitant se demande toujours si l’auteur admet que la métamorphose a vraiment ou lieu, ou s’il a voulu nous représenter les rêveries d’Anselmus, et ses visions de demi-malade. Dans l’Homme au sable, dont j’ai le portrait sous les yeux, dessiné de la main de Hoffmann, l’avocat Coppélius et le marchand de baromètres Coppola sont deux et ne sont qu’un, selon les

  1. J’emprunte l’excellente traduction de Loève-Veimars.