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dont nous n’avons ni le commencement ni la fin. Voilà ce qu’on appelait, en langage romantique allemand, posséder le sens de l’ironie. Ce sont des inventions de ce genre qui ont arraché à Henri Heine ce cri du cœur, à propos des disciples de Tieck et de Schlegel : « Je viens de comparer le Parnasse allemand de ce temps-là à Charenton ; mais je crois qu’en cela j’ai dit trop peu. Une démence française est loin d’être aussi folle qu’une démence allemande, car dans celle-ci, comme eût dit Polonius, il y a de la méthode. » La méthode dans l’extravagance a été la perdition de Hoffmann humoriste ; on croit toujours être tombé sur le morceau auquel il songeait en notant dans son Journal, de peur, apparemment, de l’oublier : « A présent, il faut écrire quelque chose de très spirituel[1]. »

Plusieurs critiques l’ont rangé en même temps parmi les écrivains réalistes, et cela peut se défendre. Hoffmann est, en effet, réaliste par la précision et la vérité des détails, jusque dans ses fantaisies les plus folles. Il devait cette qualité, très frappante dans des contes fantastiques où on ne l’attendait guère, à une étude approfondie du Neveu de Rameau. C’est Diderot qui lui avait appris à poser un personnage de manière à le rendre vivant et présent, fût-il habitant de la lune.

On a encore de lui, en dehors du genre hoffmannesque, des souvenirs personnels plus ou moins arrangés[2] et des fragmens, ou dialogues, sur des questions d’art et de littérature et sur tous les sujets se rattachant au monde occulte, sa grande préoccupation, de plus en plus, à mesure que les hallucinations augmentaient[3].

Quelques-unes de ses idées sur l’art sont intéressantes. Il a soutenu, comme Gluck et longtemps avant Wagner, que les paroles et la musique doivent être étroitement liées dans un opéra, et il a conseillé aux compositeurs d’écrire eux-mêmes leurs livrets. « L’unité parfaite du texte et de la musique, disait-il, ne peut s’obtenir que si le poète et le compositeur sont une seule et même personne. » Cela doit « couler ensemble. » Il avouait toutefois qu’il était incapable, pour sa part, d’écrire les paroles d’un opéra, faute de savoir manier le vers, et encore pour

  1. Le Chien Berganza et certaines Kreisleriana appartiennent aussi au genre humoristique. D’autres ouvrages, par exemple le grand conte intitulé Petit Zachée, sont un mélange d’humour et de fantastique.
  2. Les Souffrances musicales de Jean Kreisler ; les Pensées très dispersées ; les Singulières souffrances d’un directeur de théâtre : des passages du Chat Murr, du Chien Berganza, des Frères Sérapion, etc.
  3. La majeure partie des Kreisleriana et toutes les conversations où s’encadrent les contes fantastiques dans les quatre volumes des Frères Sérapion.