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alcoolique, soit chez des individus à prédisposition spéciale, chez lesquels l’alcool ne vient agir qu’à titre d’excitant[1]. »

Hoffmann appartenait à la classe des « individus à prédisposition spéciale. » Mal équilibré, il avait été voué dès le berceau aux troubles nerveux. Les hallucinations ne se firent pas attendre. Deux ou trois ans après avoir commencé à boire un peu trop, il écrivait dans son Journal : « Hier soir, tous les nerfs excités par le vin épicé. Léger accès de pensées de mort. Fantômes. »

Les troubles sensoriaux suivaient chez lui la marche classique : D’après le savant déjà cité, « on observe une gradation successive et dans l’intensité des phénomènes et dans leur mode d’évolution. L’on passe du simple trouble fonctionnel à l’illusion, de celle-ci à l’hallucination confuse d’abord, unique, puis multiple et devenant peu à peu hallucination nette, précise, distincte, s’imposant, en un mot, comme la réalité. » Le moment où l’on s’endort est particulièrement favorable « à l’éclosion des troubles hallucinatoires. »

Chaque mot de ce qui précède s’applique à Hoffmann. Les soirs de sobriété relative, et justement dans « l’état intermédiaire à la veille et au sommeil », il éprouvait une perversion générale des sens. Ce n’était plus seulement, comme chez Alfred de Musset et d’autres poètes nerveux, le phénomène de l’audition colorée. Hoffmann entendait les couleurs ou les odeurs, et réciproquement il voyait les sons. « Dans l’état de délire qui précède le sommeil, disait-il, et surtout quand j’ai entendu beaucoup de musique, il se produit chez moi une confusion entre les couleurs, les sons et les parfums. C’est comme si les uns et les autres naissaient mystérieusement tous ensemble d’un même rayon de lumière et s’unissaient ensuite pour former un concert merveilleux. — Le parfum de l’œillet rouge foncé agit sur moi avec une puissance extraordinaire et magique. Je tombe involontairement dans un état de rêve, et j’entends alors, comme dans un grand éloignement, les sons d’un cor sentier et s’affaiblir tour à tour. »

Après des séries de séances trop prolongées au cabaret, les hallucinations se précisaient. Hitzig et d’autres amis étaient venus le soigner, à Varsovie, pendant une « fièvre nerveuse » assez grave résultat de plusieurs mois de désordres. Hoffmann, très agité, très irritable, se plaignait sans discontinuer « des souffrances que lui infligeaient ses gardes-malades, qu’il prenait pour des instrumens de musique. — Aujourd’hui, la flûte m’a cruellement tourmenté, s’écriait-il, désignant par là un ami qui parlait très bas et

  1. De l’Alcoolisme.