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moulin. Il y ajoutait çà et là un bol de punch, pour le plaisir de contempler « le combat entre les salamandres et les gnomes qui habitent dans le sucre. » En bon français, il aimait à le voir flamber ; mais le punch jouait un rôle secondaire dans l’évocation de ce qu’il appelait « son humeur exotique ». C’est au vin qu’il la demandait, source unique des ivresses généreuses et légères qui excitent le cerveau et donnent des ailes à la pensée. Hoffmann se faisait fort d’indiquer aux artistes quels crus sont favorables aux genres sévères, quels font éclore les œuvres passionnées ou légères : « S’il était réellement à conseiller de verser quelque spiritueux sur la roue intérieure de l’imagination (et je le crois, car cela procure à l’artiste, outre l’allure plus rapide des idées, un certain bien-être, une gaieté, qui rendent le travail plus facile), on pourrait établir certains principes, une certaine méthode, pour l’usage des boissons. Par exemple, je recommanderais pour la musique d’église les vieux vins de France ou du Rhin, pour l’opéra sérieux le meilleur bourgogne, pour l’opéra-comique le Champagne, pour les canzonettes les vins chaleureux d’Italie et enfin, pour une composition éminemment romantique comme le Don Juan, un verre modéré de la boisson issue du combat entre les salamandres et les gnomes. — Cependant, je laisse à chacun son appréciation individuelle. Je crois seulement devoir me faire remarquer à moi-même, discrètement, que l’Esprit fils de la lumière et du feu souterrain, dominateur insolent de l’homme, est extrêmement dangereux, et qu’on ne doit pas se fier à sa bienveillance, car il a vite fait de changer d’attitude, et devient un tyran terrible, d’ami agréable et bienfaisant qu’il était. »

Hoffmann se surveillait pour ne pas tomber sous le joug du « tyran terrible », et il y a réussi en ce sens qu’il n’a jamais été un ivrogne vulgaire, buvant pour boire, jusqu’à l’abrutissement final. Il a presque toujours su s’arrêter quand il se jugeait assez « monté ». Il n’en a pas moins été un alcoolique, — il en est mort, — et comme son alcoolisme a influé sur la forme de son talent ; comme nous sommes, d’autre part, très renseignés, par lui-même ou par son biographe[1], sur les sensations qui se transformaient sous sa plume en personnages ou en incidens fantastiques, on nous excusera d’insister sur un sujet qu’on a plutôt l’habitude de séparer de la littérature. Dans le cas de Hoffmann, il la rejoint. Il serait dommage de ne pas en profiter pour

  1. Hitzig, son premier biographe. Ceux qui sont venus après lui n’ont pu que le piller ; il était intimement lié avec Hoffmann, et il a eu tous ses papiers entre les mains.