la situation avec vivacité dans une page du Chat Murr où il se met en scène sous son déguisement favori de Jean Kreisler, maître de chapelle. L’une de ses héroïnes, Mme la conseillère Benzon, est en train d’exprimer sa satisfaction de ce qu’il est arrivé malheur à ce Kreisler dont l’esprit tourmenté se plaît à remuer des problèmes qu’il vaut infiniment mieux laisser dormir. Un ami du maître de chapelle l’interrompt violemment et prend en ces termes la défense de l’artiste : « Qu’avez-vous donc tous contre ce pauvre Jean ? Quelle méchanceté vous a-t-il donc faite pour que vous ne vouliez pas lui accorder une petite place, un petit coin sur cette terre ? Vous ne le savez pas ? Eh bien ! je vais vous le dire. Kreisler ne porte pas vos couleurs, il ne comprend rien à vos façons de parler. La chaise que vous lui offrez pour s’asseoir parmi vous est trop petite, trop étroite pour lui. Vous ne pouvez pas le considérer comme votre pareil, et c’est ce qui vous blesse. Il ne veut pas reconnaître l’éternité des conventions sur lesquelles vous avez fondé votre conception de la vie : il pense que les préjugés misérables où vous êtes emprisonnés ne laissent pas apparaître à vos yeux la vie véritable ; il trouve tout à fait plaisante la solennité avec laquelle vous vous figurez régner sur un empire qui vous est impénétrable, et voilà ce que vous appelez de l’amertume… Vous ne pouvez pas souffrir Kreisler parce que le sentiment de la supériorité que vous êtes forcés de lui accorder vous est insupportable ; vous le redoutez parce que son esprit est en commerce avec des choses plus élevées que celles qui cadrent avec l’étroitesse de votre cercle. »
Madame la conseillère répondit à cette tirade par une autre tirade, trois fois plus longue, sur l’utilité des conventions sociales, qui lui avaient seules procuré la paix et le repos, et elle avait raison de s’y tenir, puisqu’elle s’en trouvait bien, mais elle avait tort de manquer d’indulgence envers ceux qui s’en trouvaient mal. C’est ainsi qu’on pousse les Jean Kreisler à aller chercher n’importe où des âmes plus charitables et un peu d’air respirable. Sans l’oncle Otto et les bonnes dames des concerts de famille, Hoffmann n’aurait peut-être pas fait, lui aussi, tant de sacrifices fâcheux à la génialité à tout prix.
Dans toute sa génération, nul n’a été plus pénétré de la nécessité de « faire de sa vie un tout harmonieux. » Il ne reconnaissait pas au poète le droit de s’en dispenser. Le poète doit vivre en poète, parce qu’il ne doit pas pouvoir s’en empêcher ; c’est le signe auquel on reconnaît qu’il possède réellement l’étincelle divine : « Il y a, disait-il, tant de gens qu’on appelle poètes et à qui, d’ailleurs, on ne saurait refuser ni l’esprit, ni la profondeur,