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renouveler souvent, de faire du journal officiel lui-même un instrument d’opposition. D’ordinaire il était plus inoffensif. Tandis que par la fadeur des flatteries il irritait les gens du monde toujours disposés à médire de l’autorité impériale, la complaisance avec laquelle il racontait les petits événemens de la ville indisposait contre lui les esprits sérieux. Déjà Cicéron en avait parlé assez légèrement. Tacite est plus sévère encore dans un passage important de ses Annales, où il montre ce qu’il en pense et le rôle auquel il le réduit. « Le second consulat de Néron, dit-il, n’offre rien de remarquable à l’historien, à moins qu’il ne lui plaise de remplir des volumes à décrire les fondemens et la charpente de l’amphithéâtre que le prince lit construire au Champ de Mars. Mais la dignité du peuple romain exige qu’on ne rappelle dans son histoire que les faits éclatans, et qu’on laisse ces minces détails aux journaux[1]. » Voilà un partage d’attributions dont la presse, aujourd’hui si orgueilleuse, si tyrannique, n’aurait pas à se glorifier.

Ainsi les Romains, tout en se servant des journaux, en faisaient au fond peu d’estime. Ils les trouvaient utiles pour répandre les documens officiels, et faire connaître les nouvelles, mais ils ne pensaient pas que leur importance put s’étendre plus loin. Du moment qu’ils ne se sont pas rendu compte de ce que valait l’instrument qu’ils avaient dans la main, il est naturel qu’ils n’aient pas tenté de le perfectionner et de le rendre capable des merveilleux effets qu’il a produits de nos jours. Aussi n’a-t-il fait aucun progrès en cinq siècles, et était-il encore, sous Théodose, ce qu’il avait été sous Auguste. On peut donc affirmer que, si les Romains ont eu des journaux, en somme ils n’ont pas connu le journalisme.

Est-ce un bien ? est-ce un mal ? faut-il les en féliciter ou les plaindre ? la réponse à cette question dépend du jugement qu’on porte sur la presse, et l’on sait qu’il n’y a pas de sujet sur lequel on soit moins d’accord. Ce qu’on peut dire, ce qui mérite d’être remarqué, c’est que les Romains n’en ont pas eu besoin pour accomplir les grandes choses qu’ils ont faites : elle les aurait aidés sans doute à obtenir quelques-uns des résultats auxquels ils sont arrivés, mais ils les ont obtenus sans elle. Chez nous, par exemple, elle a été l’un des agens principaux de l’unité nationale : c’est elle qui, depuis le XVIIe siècle, habitue la France à tenir les

  1. Tacite a fait usage des journaux plus qu’il ne le dit. Son ami Pline, qui devait être au courant de sa méthode de travail, le laisse entendre. En lui rappelant un fait qu’il souhaite voir mentionné dans ses Histoires, il ajoute : « Du reste, il ne vous aurait pas échappé, puisqu’il est dans les Acta. » Cependant on peut soupçonner que le peu d’estime que l’historien avait pour les journaux l’a empêché de s’en servir autant qu’il aurait pu et qu’il aurait dû le faire.