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livre, qui contient le détail de tout ce qui se passe dans les immenses domaines du riche affranchi, est rédigé, nous dit-on expressément, à la façon du Journal de la ville (tanguam urbis acta), et voici ce qu’on y lit : « Le 7 après les kalendes de sextilis, dans la terre du Cumes, propriété de Trimalchion, il est né 30 garçons et 40 filles. On a porté de l’aire au grenier 500 000 boisseaux de blé ; on a dompté 300 bœufs. Le même jour l’esclave Mithridate a été mis en croix, pour avoir mal parlé du génie de notre maître ; — le même jour, incendie dans les jardins de Pompéi ; le feu a commencé par la demeure du fermier. » Et la lecture continue avec le même pêle-mêle de nouvelles entassées, sans que rien ressorte et arrête dans cette sèche énumération. On comprend que ce genre de littérature, qui a l’air de charmer Trimalchion, ne fût pas pour plaire beaucoup aux lettrés délicats qui composaient la société de ce temps.

Ajoutons que le Journal de Rome était une sorte de Moniteur de l’Empire, et qu’il n’est guère dans la nature des feuilles officielles d’être fort agréables. Celle-là devait être très surveillée. On nous dit que Tibère désignait lui-même le secrétaire qui devait être chargé de la rédaction des procès-verbaux du sénat, et nous pouvons être sûrs qu’il ne choisissait qu’un homme de confiance. Il n’y a pas de doute qu’on ne mît le plus grand soin à ne rien laisser passer dans le journal dont pût profiter la malignité publique ; et pourtant, si nous en croyons Tacite, on n’y parvint pas toujours. Il rapporte que les ennemis de Thraséa, qui incriminaient toutes ses actions et voulaient à toute force le faire passer pour un rebelle, disaient à Néron : « On lit les journaux avec plus d’avidité que jamais, dans les provinces et les armées, pour savoir ce que Thraséa s’est abstenu de faire, diurna populi romani, per provincias, per exercitas, curatius leguntur, ut noscatur guid Thrasea non fecerit. » Thraséa était un sage, et, malgré tout, un modéré ; il parlait très peu au sénat, il se gardait bien d’attaquer en face un personnage aimé de l’empereur, ou de contredire ouvertement une proposition à laquelle on le savait favorable. Seulement, le jour où elle devait être discutée, il restait chez lui. Il ne se joignait pas à la foule de ceux qui allaient complimenter le prince toutes les fois qu’il avait commis un crime ; il se garda bien d’assister à la séance du sénat, lorsqu’on félicita Néron de la mort de sa mère ou qu’on décerna les honneurs divins à Poppée. Il suffisait donc, pour juger un sénatus-consulte, que le nom de Thraséa ne fût pas parmi ceux qui l’avaient volé, et voilà pourquoi, dans les provinces et les armées, où il était plus difficile de savoir la vérité, on mettait tant de soin à constater ses absences. Mais c’était un vrai tour de force, et qui ne pouvait pas se