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Tout cela est juste ; mais il n’était pas impossible, il était même très naturel qu’un jour ou l’autre on eût l’idée de modifier les conditions dans lesquelles se produisait le journal. Il suffisait pour cela qu’un de ces « manœuvres » que les grands seigneurs employaient à recueillir les nouvelles pour leurs amis absens parvînt à les convaincre de l’intérêt qu’ils auraient eux-mêmes à trouver tous les jours sous leur porte cette feuille qu’ils ne recevaient que de temps à autre et à être régulièrement renseignés chez eux et sans peine, au lieu d’aller chercher les renseignemens au forum. Dès lors tout était changé, et la « compilation » de Chrestus pouvait devenir un journal comme les nôtres.

Mais voici une autre difficulté, et des plus graves : le journal rédigé, il fallait le répandre, ce qui n’était pas aisé avec les moyens dont on disposait alors. L’imprimerie n’existait pas, et sans elle on ne croit pas que la diffusion du journal soit possible. Sans doute l’antiquité n’a pas connu l’imprimerie ; mais il faut avouer aussi qu’elle a été bien près de la connaître : tous les jours on se servait de matrices de fer, qui portaient des caractères en creux ou en relief, pour imprimer sur des milliers de vases, de lampes, de tuiles, le nom du fabricant, le lieu de la fabrique, la mention des consuls en exercice, qui donnait la date de la fabrication. On peut donc dire qu’on était sur la route d’une grande découverte, et qu’un effort ou un hasard pouvait un moment ou l’autre y conduire. Est-il bien téméraire d’imaginer qu’on eût fait un pas de plus, le seul qui restait à faire, si le journal avait pris son importance légitime, et que le besoin de le répandre eût excité l’esprit d’invention ? Dans tous les cas, l’imprimerie, quoi qu’on dise, n’était pas tout à fait indispensable au succès du journal : il restait la copie manuscrite. Les esclaves copistes étaient nombreux à Rome, ils écrivaient rapidement, ils ne coûtaient pas cher, et, à la rigueur, leur travail pouvait suffire. Quand Cicéron éprouva le besoin de soulever l’opinion publique en sa faveur, il n’eut pas de peine à se procurer un assez grand nombre de copistes pour transcrire et distribuer en très peu de temps, dans toute l’Italie, les dépositions des témoins dans l’affaire de Catilina. Pline rapporte que l’ancien délateur Regulus, ayant perdu son fils, envoya mille exemplaires de l’éloge qu’il en avait fait, pour être lus solennellement sur la place publique des principales villes de l’Empire. Mille exemplaires, c’est bien peu, si nous songeons aux millions d’abonnés qu’il faut servir aujourd’hui ; c’était assez alors pour créer la publicité du journal qui venait de naître : le temps aurait fait le reste.

Quant à la difficulté qu’on éprouvait à faire parvenir le journal à son adresse, c’était en apparence la plus gênante de toutes,