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Vers la même époque, un très grand personnage, Asinius Pollio, imagina, nous dit-on, les lectures publiques. Il est trop évident qu’il ne s’agit pas de ces lectures qu’on faisait à des amis et dont j’ai parlé plus haut : c’est un usage qui a existé de tout temps et qu’il n’était pas besoin d’inventer. Ce que fit Pollion, c’est de le régler, de l’entourer de certaines formalités, d’en faire une sorte d’institution. On créa des salons exprès, qui ressemblaient à des théâtres ; on étendit le nombre des invités, on les partagea en diverses catégories, on plaça les hommes importans dans l’orchestre, les autres sur les gradins, et tout en haut les claqueurs. C’était des représentations véritables, et il faut reconnaître qu’elles avaient l’avantage de procurer des succès plus rapides et plus retentissans qu’aujourd’hui. Un livre répandu par l’impression va trouver les lecteurs isolés et ne les gagne que peu à peu, et l’un après l’autre. Dans les lectures publiques, ils sont conquis à la fois, et comme ils s’échauffent mutuellement par le voisinage, on y obtient plus facilement des triomphes. Un historien, un philosophe, un poète, pouvaient ainsi devenir illustres d’un seul coup, comme aujourd’hui un auteur dramatique, après une pièce qui a réussi. C’était un moyen puissant de publicité[1].

De son côté, le libraire, comme on pense, ne négligeait rien pour vendre avantageusement sa marchandise. Il y a toujours eu des libraires à Rome, mais d’abord leur profession paraît avoir été fort modeste. Ils n’avaient pas le monopole exclusif de la vente des livres ; et il est arrivé que les gens riches leur aient fait concurrence. Nous savons qu’Atticus, qui possédait un grand nombre d’esclaves copistes, quand ils avaient transcrit les livres qu’il voulait garder pour lui, les faisait travailler pour le public. C’est ainsi qu’il fut une sorte d’éditeur pour son ami Cicéron, et non seulement il faisait copier ses livres et les répandait, mais il en augmentait le débit par d’habiles réclames. Cicéron lui écrivait à ce propos : « Vous avez si bien fait valoir mon discours sur Ligarius, que je vous confierai ce soin désormais pour tous mes ouvrages. » A partir de l’Empire, les libraires semblent être devenus plus importans à Rome. On nous parle d’eux ; nous savons les noms de quelques-uns, nous connaissons leurs habitudes. Ils s’installaient d’ordinaire sous les portiques fréquentés des oisifs, comme au XVIIe siècle Barbin et ses confrères

  1. Horace, qui avait horreur de la réclame, répugnait beaucoup à employer ces procédés. « Je ne lis mes ouvrages à personne, nous dit-il, si ce n’est à mes amis, et quand j’y suis forcé. » Il nous dit aussi qu’il ne s’abaisse pas à flatter les grammairiens et à capter leur bonne grâce ; mais il était de ceux qui n’ont pas besoin de ces artifices pour réussir.