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nécessairement provisoire et condamnée à osciller tantôt dans un sens et tantôt dans un autre, — le ministère de M. Ribot avait eu, sur les points essentiels, une bonne et ferme attitude. Son empirisme a été intelligent et souvent courageux. Tout en ménageant les socialistes dans la forme, il leur a résisté dans le fond. Son malheur est qu’il ne s’appuyait sur aucune majorité homogène et compacte, parce que, ni avant de prendre en main les affaires, ni depuis qu’il les détenait, il ne s’était donné la peine de faire cette majorité, de la grouper, de la maintenir sous les attaques, de l’habituer à soutenir le feu parlementaire. L’action du cabinet sur la Chambre a été intermittente, parfois heureuse, presque toujours assez faible, et tout à fait nulle au dernier moment. Nous avons vu autrefois des hommes politiques, des chefs de parti, et nous prenons ce mot dans le meilleur sens, se donner une peine extrême pour former une majorité, et refuser le pouvoir jusqu’au moment où ils avaient achevé cette première et indispensable partie de leur tâche. Lorsqu’ils étaient aux prises avec une Chambre nouvelle, pleine de bonnes intentions mais aussi d’inexpérience, ils entreprenaient avant tout de faire son éducation politique, et ils n’y ménageaient ni leurs forces, ni leur temps. Optimistes quand même, — car il faut une grande provision d’optimisme, et aujourd’hui plus que jamais, pour faire de la politique, — ils ne connaissaient ni lassitude, ni découragement. Toujours sur la brèche, ils croyaient qu’il y avait toujours quelque chose à faire, même dans les circonstances les plus troublées, ou les plus désespérées. Ils étaient sans cesse au premier rang du combat. Ils finissaient sans doute par succomber, mais non pas sans laisser quelque chose après eux, car ils avaient lutté pour une idée et ils continuaient de la représenter. Si l’idée contraire à la leur avait prévalu, du moins elle aussi s’était dégagée de la lutte avec des lignes et quelquefois des arêtes nettes et distinctes. Le chef irresponsable du pouvoir exécutif, qu’il fût roi ou président, lorsqu’il se trouvait en présence d’une crise, savait ce qu’elle voulait dire et quels hommes il devait faire appeler. Un cabinet, en tombant, rendait encore service au gouvernement parlementaire. En est-il de même aujourd’hui ? Bien grand doit être l’embarras de M. le Président de la République ! Les orateurs qui, dans la journée de lundi dernier, ont remporté la plus stérile des victoires sont M. Rouanet, de la gauche socialiste, et M. Binder, de la droite. Le scrutin, lorsqu’on le dépouille, présente un embrouillement inextricable des noms les plus divers. Il était naturel que, sur le terrain de la vertu, tout le monde voulût occuper une place ; mais il en résulte la plus fâcheuse confusion. Jamais, en demandant plus de lumière, on n’a fait plus d’obscurité. Il n’y avait pas, il ne pouvait pas y avoir de majorité à la Chambre, puisqu’il n’y avait pas de partis tranchés, de programmes opposés, de politique définie, et c’était un grand mal ;