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de l’œuvre d’Henri de Sybel. Car M. de Treitschke appartient lui aussi à l’école des historiens patriotes ; lui aussi se vante d’écrire l’histoire cum ira et studio. Mais il est avant tout un artiste, un voyant passionné à la manière de Michelet ; et ce qu’il prend lui-même pour son parti pris politique n’est encore chez lui qu’une exaltation désintéressée. Sybel au contraire n’est en réalité qu’un politicien, employant au service des intérêts du moment l’excellente méthode historique qu’il tient de son maître Ranke. Et de là vient que, pour étranges et souvent choquantes que soient les thèses qu’il défend, M. de Treitschke voit sans cesse grandir le nombre de ses admirateurs, tandis que les remarquables ouvrages d’Henri de Sybel ont perdu déjà une forte part de leur intérêt, et ne vaudront plus bientôt que par l’abondance des documens qui s’y trouvent reproduits. Encore à ce point de vue même ne saurait-on leur accorder une confiance absolue, lorsqu’on s’est rendu compte de l’intention qui les a inspirés. Comme les Deux Révolutions de Dahlmann, comme les écrits de Droysen, ce sont avant tout des pamphlets politiques : et la biographie de leur auteur suffirait, à elle seule, pour nous le prouver.


Ce qui n’empêche pas Sybel d’avoir employé à ces pamphlets, jusqu’à la fin de sa vie, une application, une conscience, un zèle admirables. « A soixante-dix-sept ans, dit M. Bailleu, son ardeur au travail ne s’était pas ralentie. Sous les fenêtres de son cabinet, dans la Hohenzollernstrasse, les arbres du Thiergarten étalaient leur verdure ; mais le vieillard ne faisait aucune attention à eux. Parfois seulement il se levait de son fauteuil pour se promener un moment de long en large dans la chambre, et se détendre les muscles par un peu de gymnastique. « Il y a littéralement des mois que je ne suis pas sorti, » me disait-il l’hiver dernier, « mais maintenant je vais enfin pouvoir me reposer et me distraire. » L’a-t-il pu vraiment, ou sa rage de travail l’en a-t-elle empêché ? Lorsque je l’ai vu la dernière fois, le printemps passé, je l’ai trouvé comme toujours assis devant sa table, entouré de livres et de journaux. Sa haute taille s’était encore voûtée, des quintes de toux lui coupaient la voix, mais ses yeux et sa bouche gardaient leur vivant sourire. »

Quelques semaines après il quitta Berlin pour passer ses vacances à Marbourg, où l’un de ses fils était professeur à l’université. Une cure qu’il fit à Wiesbaden lui rendit des forces, et il put se remettre à son grand travail, qu’il avait à cœur de pouvoir achever. Mais le 30 juillet il eut une rechute, et il mourut le surlendemain, sans trace de souffrance. Son heureuse vie avait duré soixante-dix-huit ans.


T. DE WYZEWA.