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de lui-même pour entrer dans les pensées, dans les situations d’esprit qui lui étaient le plus étrangères. Il n’avait pas eu besoin d’habiter longtemps l’Angleterre pour savoir ce que c’était qu’un quaker ; peu de mois lui suffirent pour se rendre compte de ce qui se passait dans les âmes genevoises. Les magistrats, qui ne lui avaient accordé qu’à leur corps défendant un permis de séjour, et qui gémissaient de le voir s’établir à Saint-Jean, s’étaient montrés fort avisés ; ils se défiaient avec raison de sa merveilleuse intelligence, de la redoutable acuité de son flair. Il fut bientôt au fait. Cette ville qui se détachait de son passé et refusait d’en convenir, ces âmes changées qui prétendaient être restées les mêmes, ces demi-croyans, ces tièdes qui font du zèle, leurs contradictions, leurs embarras, leurs inconséquences, leurs petites hypocrisies, la gravité du maintien, des discours, et les sévérités affectées par lesquelles on dissimulait le relâchement de la discipline et des mœurs, l’inquiétude de ces papillons qui se souvenaient d’avoir été chenilles et par instans cherchaient à rentrer dans leur cocon, les intérêts et les intrigues des partis, la lutte des émancipés contre les timorés, des bourgeois contre le patriciat, des natifs contre les bourgeois, il avait tout compris, tout deviné, tout pénétré, et je crois vraiment qu’il connaissait mieux Genève que Rousseau, qui y était né. Il n’était pas homme à garder pour lui ses découvertes. Cet indiscret, dont la trompette se faisait entendre jusqu’au bout du monde, s’amusait à publier sur les toits que Genève n’était plus Genève, qu’on pouvait faire le tour de la Rome de Calvin sans y rencontrer un calviniste, « que Vernet le tartufe et Sarasin le fanatique n’étaient que des sociniens. »

Il ne lui suffisait pas de dévoiler, de divulguer les secrets de Genève : il joue avec délices le rôle de tentateur, il s’évertue pour inoculer aux timorés le goût des plaisirs défendus et particulièrement celui des représentations dramatiques. À peine installé à Saint-Jean, il y fait venir Lekain : « Toute votre respectable famille, que j’aime tendrement, écrit-il à son banquier, sort de chez moi dans l’instant. Nous avons joué presque toute la pièce de Zaïre devant les Tronchins et les syndics : c’est un auditoire à qui nous avons grande envie de plaire. Calvin ne se doutait pas que des catholiques feraient un jour pleurer des huguenots dans le territoire de Genève. » Il aura bientôt l’audace de construire chez lui un théâtre, et il se flatte d’y attirer des ministres du Saint-Évangile. Cette fois le consistoire s’émeut et rappelle au Conseil les arrêtés qui interdisaient « toute représentation de comédie, publique ou particulière. » Les pasteurs des quartiers sont chargés d’intimer aux acteurs l’ordre de s’abstenir, et Voltaire est mis officiellement en demeure de renoncer à son projet. Il plie et s’incline, et, feignant l’ignorance, il déclare que, s’il a commis quelque infraction aux lois, la faute en est à ses visiteurs qui ne l’ont point averti. L’Orphelin