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les puritains veilleront. Et, après tout, pourquoi pas ? Ne sont-ils pas une des forces de l’âme nationale, une des raisons qu’a l’Angleterre d’être au monde ? Ce sont les ennemis nécessaires du théâtre : ils dureront autant que lui. Quand ils le lâcheront, c’est que leur fin ou la sienne sera proche, et celle de l’Angleterre ne serait pas loin.

Nous ne choisissons pas de vivre : nous y sommes forcés. Comme tout être, le drame anglais a subi cette loi. L’ordonnance du conseil qui a assimilé la production dramatique des étrangers à celle des nationaux, au point de vue de la propriété littéraire, a rendu la traduction et l’adaptation presque impossibles. De ce jour-là, il a fallu inventer, être original, être soi-même, et voilà le drame obligé de naître ! Le vote du Congrès américain, qui, en 1890, a assuré une protection à la propriété des auteurs anglais, a mis fin au système de garder les pièces en manuscrit. Du moment que l’impression était sans danger, comment eût-on dédaigné cette nouvelle source de profit, cette seconde forme de succès ? On s’est donc mis à imprimer. Mais pour être vraiment lue, il faut qu’une pièce ait été vraiment écrite, et voilà le drame obligé à devenir littéraire ! Aujourd’hui il l’est plus qu’à demi.

Je me suis posé, en commençant, la question que voici : « Y a-t-il, à l’heure actuelle, un drame anglais vivant ? » Pour être vivant, il fallait que le drame exprimât les idées et les passions du temps, et pour être anglais, il devait être la ressemblance fidèle, la complète synthèse de tous les élémens du génie national. Or le drame, pour diverses causes, n’était pas de son temps. Ces causes, que j’ai signalées et discutées, étaient : 1° la timidité imposée par des mœurs trop sévères ; 2° l’impossibilité où se trouvaient les auteurs d’observer la société ; 3° la religion de Shakspeare, qui paralysait l’imagination en lui offrant un modèle trop grand et des formes périmées. Ces causes, l’une après l’autre, ont disparu. L’idéal moral s’est élargi et a livré un domaine plus vaste au dramaturge. Le dramaturge lui-même a appris à connaître la vie autrement que dans les coulisses d’un théâtre ou dans l’arrière-salle d’un cabaret. Il a étudié d’après nature, au lieu de copier Goldsmith ou Sheridan. Shakspeare n’a jamais été moins imité, peut-être parce qu’il n’a jamais été mieux rendu ni mieux compris.

Mais qui empêchait le drame d’être « anglais » ? C’est nous, c’est notre théâtre, où les ailleurs londoniens ont si longtemps puisé, d’abord avec une avidité et une indiscrétion sans égales, plus tard avec honnêteté et avec discernement. Au risque de blesser mes compatriotes, je suis obligé d’énoncer ici mon