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est souvent dans les loges et au balcon encore plus que sur la scène, s’imaginer ces salles londoniennes, plongées dans une demi-obscurité qui aide et invite à l’oubli de soi-même et des conditions ordinaires de la vie. Lu scène apparaît comme une rayonnante vision. Les figures plates et moroses des musiciens ne viennent pas s’interposer entre l’œil et le décor. C’est à peine si un léger cliquetis de bracelet, un suave bruissement de satin, l’odeur faible et subtile d’une rose, la respiration un peu pressée d’une voisine émue, rappellent, par échappées, la présence d’autres êtres humains. Peut-être est-ce l’endroit du monde où l’on perd le mieux le sentiment du réel, où l’on est le plus disposé à souhaiter l’invraisemblable et à aimer l’impossible.

Après les auteurs que j’ai nommés, il y en a d’autres, et d’autres encore, dont le public ne sait pas bien les noms et dont les manuscrits sont reçus avec quelque défiance par les directeurs. L’Independent Theatre leur a fourni une occasion de se produire, mais ce théâtre lui-même a clos sa carrière, devenue difficile, et rien n’annonce qu’il doive revivre. Restent les représentations de l’après-midi, dans les grands théâtres qui prêtent leurs planches, d’une manière plus ou moins désintéressée, à ces tentatives éphémères où l’on voit souvent des acteurs débutans interpréter un auteur inconnu devant le plus étrange des publics. La salle est pleine d’amis… à moins qu’elle ne soit absolument vide. Un certain nombre de patiens amateurs suivent ces représentations d’essai, soutenus par l’espoir de découvrir les premiers un talent. Je me suis quelquefois mêlé à eux et j’avais eu d’abord la pensée de raconter mes expériences en ce genre, mais j’ai craint que l’impression personnelle, n’étant pas contrôlée par le jugement public, ne se trouvât plus un guide assez sûr. Les maladresses et les outrances d’un talent qui se gouverne mal et se cherche où il n’est pas ne sont pas toujours aisées à distinguer de l’excentricité artificielle et de seconde main. Mieux vaut noter les tendances générales, sans s’arrêter à un nom ou à une œuvre en particulier.

Ceux qui m’ont suivi dans cette longue étude et qui ont vu se déployer, dans ses phases successives, l’évolution du drame anglais, ont pu constater les différens progrès accomplis depuis trente ans. C’est d’abord un progrès dans le goût public. La démocratie a fait son éducation ; elle a, si je puis dire, « déposé, » et la lie est tombée au fond. Trois classes de spectateurs se sont peu à peu formées par sélection. Les music-halls ont assuré une pâture au plaisir des yeux ; le mélodrame et la farce ont attiré et gardé une masse énorme de cliens ; le drame littéraire et la haute comédie ont eu leurs maisons propres où l’on n’est venu