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auxquels rien ne l’a préparée ; elle entend vivre sa vie propre d’être raisonnable et pensant : voilà ce que répètent chaque jour toutes les revues et les tribunes ouvertes à la femme, et par là se prolonge indéfiniment la plainte de Nora.

Il y a plus de quinze ans qu’Ibsen écrivait : « La démocratie peut seule résoudre la question sociale. Mais la société nouvelle devra contenir un élément aristocratique. Non pas l’aristocratie de la naissance, ni celle du coffre-fort, pas même celle de l’intelligence, mais l’aristocratie du caractère, de la volonté, de l’âme. J’attends beaucoup, à ce point de vue, de la femme et de l’ouvrier, et c’est pour assurer leur avènement que je travaillerai toute ma vie. » Ces paroles, justifiées par les premiers drames sociaux d’Ibsen, ont fait naître beaucoup d’espérances auxquelles ne répondent pas tout à fait les œuvres les plus récentes du maître. Il est difficile de croire que sa foi démocratique ait gardé sa ferveur primitive.

Quant aux femmes, il est resté leur ami, mais un ami terriblement clairvoyant. Bonnes ou mauvaises, les traits qu’il leur donne sont communs aux races septentrionales. Cette joie de vivre qui, chez Nora, rejaillit et s’épanche en sympathie bienfaisante, mais qui, chez Régina (des Revenans), prend la forme d’une sereine et marmoréenne inconscience qu’aucune pitié n’entame ni n’effleure ; la jalousie et l’orgueil d’Hedda Gabler, qui aime mieux envoyer un homme à la mort que de le voir repentant, heureux et guéri par l’action d’une autre femme et se décide à mourir elle-même plutôt que de se soumettre au joug ou d’endurer le mépris du monde ; le sensualisme, naïvement animal, de Rita Allmers (dans Eyolf) qui préfère son mari à son enfant et joue la courtisane pour rallumer un cœur refroidi, pour revendiquer la part d’amour à laquelle elle a droit, voilà des caractères, ou des nuances morales qui se rencontrent au-delà du cinquantième parallèle et au nord du Pas de Calais aussi bien qu’au nord du Sund.

Je n’irai pas jusqu’à dire qu’Ibsen a appris aux dramaturges anglais à connaître les femmes de leur nation, mais il leur en a présenté certains aspects qui étaient restés dans l’ombre, soit que l’intelligence psychologique, soit plutôt que le courage d’esprit, chose si rare, eût manqué jusqu’ici à ceux qui avaient tenté l’entreprise. Ils n’acceptent pas tous Ibsen pour maître ; Sydney Grundy, tout en désapprouvant avec énergie les injures dont une certaine fraction de la critique accable Ibsen et ses partisans, a déclaré nettement qu’il n’appartenait point comme disciple à l’auteur du Maître-constructeur. Nous le croirons sans