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Pierre, on lui force la main il faut que la maman de Peer Gynt outre au paradis. La vieille femme éclate d’un rire rauque comme un hoquet ; au milieu de ces drôleries, égayée et rassurée, elle franchit le mauvais passage. Aux lecteurs français cette scène peut paraître du guignol macabre : l’humour anglais doit l’accepter sans difficulté de l’humour norvégien. En traçant d’après Peer Gynt le portrait d’une race, je croyais peindre l’autre. Le portrait a deux modèles.

Voilà pourquoi Ibsen parle de si près à l’âme anglaise. Il est, pour elle, plus aisé à comprendre et à suivre que ne le fut Carlyle à ses débuts. Le Norvégien cosmopolite est plus intelligible que le paysan écossais à demi germanisé par une trop longue intimité d’esprit avec Goethe et Jean-Paul.

Tout d’abord, je remarque qu’Ibsen a sa méthode artistique, sa façon à lui de construire une pièce, qui diffère sensiblement de la nôtre. Est-elle meilleure ou pire ? C’est une question qui ne me regarde pas. Ce qui importe, c’est que les Anglais, qui ont été pour nous de détestables élèves, et qui, en cinquante ans, n’ont pas pu arriver à « apprendre Scribe, » ont très vite découvert et imité ce qui pouvait leur convenir dans les procédés d’Ibsen. Pour comprendre ce fait, il faut se rappeler que les Anglais ont horreur de notre réalisme, même mitigé, même « retour d’Amérique. » Leur compatriote George Moore, malgré son talent, qui est très réel, ne peut le leur faire accepter. On lit ses œuvres avec curiosité, mais sans le moindre plaisir. Ceux qui ont bien voulu lire mon précédent article ont dû remarquer que, sur les trois auteurs dominans du drame contemporain, deux tournent résolument le dos au réalisme, l’un par instinct et l’autre par système. Quant au troisième, il ne peut s’y acclimater : son tempérament l’emporte toujours vers la fantaisie et la chimère. Sur ce point l’accord est parfait entre les écrivains et le public. La Seconde Mrs Tanqueray est une exception : c’est un compromis entre le système dramatique de Y Étrangère et celui d’Hedda Gabler. Je crois que le second y prévaut. Ibsen a apporté aux Anglais la forme, le genre et le degré de réalisme qu’ils peuvent supporter.

Ce n’est pas que tout soit accepté sans résistance, même dans ce réalisme d’Ibsen. On regimbe contre la brutalité de certains détails ; d’autres semblent trop menus, presque enfantins. C’est ainsi que les neuf poupées de Mme Solness ont fait courir quelques ricanemens à travers les stalles[1]. Dans Eyolf, si on laisse

  1. Lorsque vint cet épisode, le soir de la première du Maître constructeur, un critique se retourna vers M. Archer : « Nous expliquerez-vous encore ce symbole-là ? — Je ne suis pas sûr, répondit paisiblement M. Archer, que ce soit un symbole. » À ce moment, une dame, assise près d’eux, prit la parole : « Pardonnez-moi, messieurs, de me mêler à votre conversation, mais il n’est peut-être pas inutile que vous sachiez que beaucoup de femmes se trouvent dans le cas de Mme Solness. Moi aussi, j’ai gardé à la maison mes poupées d’enfance et je les soigne tendrement. » Qui n’a, également, entendu parler de la collection des poupées de la Reine, conservée à Windsor ?