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quoi qu’ils en puissent penser eux-mêmes, ainsi que les dévots de la tradition ru nique, leur personnalité nationale s’est modifiée depuis le XIIe siècle. Plusieurs races ont contribué à la formation de leur caractère, comme à la formation du caractère anglais et, chose remarquable, dans les deux cas, les élémens sont presque identiques. Le Finn énergique et vigoureux, le Lapon faible et mystique, le Norseman aux yeux bleus et aux cheveux blonds, nature silencieuse et profonde, pourraient trouver leurs équivalens ou même leurs semblables parmi les ancêtres du peuple britannique. Les circonstances historiques ont été différentes et pourtant analogues : comme l’Angleterre, la Norvège a eu pour école ou plutôt pour principe plastique l’individualisme religieux et politique. Une indépendance absolue sous une royauté nominale ; la liberté de la presse avec l’intolérance religieuse. Pas de noblesse, pas de distinctions sociales. La Norvège est, depuis 1814, à peu près ce qu’eût été l’Angleterre si l’établissement semi-républicain de Cromwell et la démocratie puritaine avaient duré.

Dans son étrange poème de Peer Gynt, Ibsen a voulu représenter le type norvégien, et il l’a fait d’une façon d’autant plus intelligible pour un étranger qu’il a exagéré par momens jusqu’à la caricature les traits saillans de son modèle. Le peuple norvégien a l’imagination pleine de rêveries farouches qui lui semblent aussi réelles que des faits. L’existence solitaire et difficile, au milieu d’une nature gigantesque et ennemie, lui a appris à vivre en lui-même et pour lui-même. Beaucoup d’orgueil, d’ambition et une bonne dose de sagesse pratique. C’est encore son imagination qui le jette dans les voies du négoce maritime et lointain, puisque ce négoce est une des routes ouvertes à l’esprit d’audace et d’aventures. Peer Gynt vend des idoles aux Chinois et des Bibles aux missionnaires : ce second trafic rachète le premier. Deux fois il fait sa fortune et deux fois la perd, mais il est beau joueur, et quelques jurons le soulagent des plus rudes mécomptes. Lorsque, pour mourir, il retrouve, en guise d’oreiller, le sein fidèle de la femme qu’il a abominablement trahie, il accepte cette dernière bonne fortune comme tout le reste, reconnaissant mais non étonné. La scène la plus bouffonne du draine est une agonie. La vieille mère de Peer Gynt va trépasser, et elle est secouée d’une rude peur. Alors son fils la fait souvenir que, quand il était enfant, tous deux jouaient ensemble à la voiture et au cocher. Si l’on faisait encore une partie ? Où faut-il vous conduire, mère ?… Là-bas, là-haut chez le bon Dieu… — Clic, clac, on est parti… On arrive à la porte, on se chamaille avec saint