les rangs se chassent les uns les autres. Le général s’arrête pour regarder passer, pour sentir vivre, ces hommes qui sont des fibres de lui-même. Ceux auxquels il n’a pas parlé encore le saluent par des clameurs ; aussi loin qu’il aperçoit, il voit des bouches s’ouvrir et des bras gesticuler. Tous agitent ainsi sa joie immense et surhumaine. Il s’approche d’un groupe d’officiers ; mais, l’émotion lui coupant la parole, il ne peut que les bénir et s’écarte pour pleurer.
On se pelotonne, on se cantonne sur les bords du fleuve ; quelques journées seront nécessaires pour assurer le détail de l’affaire. Le général reçoit dans son jardin les officiers du régiment de Volhynie, lequel porte aussi le nom de S. A. I. le grand-duc Nicolas Nicolaiévitch ; ceux du régiment de Minsk ; puis, de jour en jour, ceux de tous les corps placés sous son commandement. Il explique le programme des opérations et montre cet îlot qu’on a devant soi, à distance d’assaut. Voilà la plate-forme et l’embarcadère ; les eaux qui baissent le découvrent entièrement ; on s’y établira à l’abri des vues, sur le côté qui fait face vers Zimnitza. De là partiront deux flottilles. Pour que chaque homme connaisse exactement sa place et puisse l’occuper de lui-même, en silence, il convient de former par tableaux vivans le personnel de ces deux détachemens ; qu’on donne plusieurs fois cette même instruction ; chaque soldat devra savoir le numéro de son bateau dans l’escadrille et son propre numéro dans le bateau. Lancées successivement, les escadrilles auront pour point commun de direction ce pli qu’on aperçoit dans l’escarpement de la rive, l’embouchure du Tékir Déré. Qu’on s’attende à débarquer sous les coups de fusil ; il faudra probablement enlever à la baïonnette ce morceau qu’on voit là-bas, la hauteur de Sistova.
Le 26, le pont qui dessert l’îlot est achevé. Le général réunit une dernière fois les chefs de corps : qu’on fourbisse les armes et qu’on hausse les cœurs, c’est pour la nuit suivante. Que les officiers de tous grades désignent immédiatement leur remplaçant éventuel ; de la sorte si l’officier tombe, sa pensée restera debout ; que les colonels expliquent ce qu’ils veulent jusqu’aux derniers de leurs soldats ; de la sorte, les soldats le voudront aussi…
L’après-midi se passe à écrire des lettres, à faire des toilettes, à déposer l’argent et les objets précieux ; les camarades se rendent des visites ; les régimens se portent des toasts. Les caporaux ont mené leurs hommes se laver, les troupiers ont mis du linge propre ; un service religieux se célèbre à l’intérieur de chaque compagnie. La nuit vient, on se rassemble aux abords du pouf, dans la formation de manœuvre.
Deux personnages viennent d’arriver : le grand-duc Nicolas