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armées révolutionnaires les ont réalisées les premières. Sans valeur professionnelle, sans organisation et presque sans armement, mais mues par une même foi, ces armées se levèrent grandes devant le danger ; sous l’impulsion de généraux jeunes et qui comprenaient les choses de leur temps, elles improvisèrent une guerre conforme à l’esprit de hardiesse qui les animait. Cette guerre nouvelle cessait de s’orienter vers une place forte, comme elle cessait de se fonder sur une querelle de cabinet ; sa victoire ne pouvait être que là où l’adversaire plaçait toutes ses ressources et toutes ses espérances, c’est-à-dire au milieu du rassemblement ennemi. C’était la guerre sanglante, nombreuse, affreuse, immense ; c’était la guerre vraie. De grandioses simplifications en résultaient pour la théorie ; débarrassée de tout raisonnement pédantesque, elle se réduisait à ces formules de bon sens que Dragomirow a dit pouvoir résumer en trois règles : 1° taper dans le tas ; 2° taper dans le tas ; 3° taper dans le tas. Ainsi, cette théorie que nous rendons aujourd’hui au soldat sous la forme de son instruction militaire nous vient du soldat ; c’est lui qui l’a décrochée un jour à la pointe de sa baïonnette, et c’est lui qui nous a montré ce que nous le préparons à montrer encore, à savoir l’armée sortant prête du cœur et du cerveau de la nation pour vivre, sous une forme intense et précipitée, toute la vie de la nation.


III

Comment une philosophie si haut perchée reprend-elle terre et se soutient-elle au milieu des faits ? Cette face morale de la guerre, cette préparation morale de la troupe, que la théorie ajuste assez bien l’une à l’autre, trouve-t-on qu’elles s’accordent dans la réalité d’une affaire ? L’examen de l’exemple concret choisi, le passage du Danube[1] exécuté par la 14e division le 27 juin 1877, répondra justement à la question. On va voir par une transition naturelle, à l’heure du besoin, la troupe changer en un combat ses exercices ordinaires, le chef sortir du pédagogue ; on va le voir, soit pour préparer l’action, soit pour l’accomplir, pétrir d’un même effort la pâte humaine à laquelle il donne pour levain son propre cœur.

Le 12 juin, la 14e division marche vers Paréda ; elle apprend qu’elle va franchir la première le Danube, s’installer sur l’autre rive, s’y fortifier, couvrir le passage de l’armée. Le fleuve étant à cet endroit large de deux verstes, on le traversera à la rame,

  1. Il y a longtemps qu’un récit de cet épisode et que bon nombre des données de cet article ont paru dans la Revue militaire de l’Étranger sous une signature bien modeste et plus qu’anonyme, sous le numéro 45.