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source, lui parvient avec sa valeur de masse ; à lui d’élever cette masse jusqu’à un certain niveau, de la conduire jusqu’à l’endroit du besoin, de la déverser à l’instant propice, enfin de produire avec elle le coup de bélier qui emportera l’obstacle. Son écluse une fois lâchée et son torrent répandu, il semble que rien ne lui appartienne plus, et la fin de l’action dépend vraiment, comme le veut Tolstoï, du hourra poussé par la troupe ; mais on voit que ce hourra lui-même reste indirectement commandé.

Ainsi se trouve indiqué par Dragomirow le double rôle du généralissime. Reprenant une comparaison déjà introduite, nous résumerons peut-être ce rôle en une assez belle formule si nous disons que dans l’armée, organisme à mille têtes, le généralissime doit être le cerveau des cerveaux et le cœur des cœurs.


II

Pour que la matière première mise aux mains du général, la troupe, puisse recevoir de lui cette façon intellectuelle et morale, il faut qu’elle ait été composée et maniée d’avance ; pour que son énergie, non seulement se répande, mais aille droit à sa besogne et l’achève avec le rendement le meilleur, il faut qu’elle ait été d’abord exercée à se dépenser utilement ; ainsi se rattache à la conception moderne de la guerre la conception moderne de l’éducation militaire. Préparer pour la guerre le vouloir et le savoir du soldat, cultiver ensemble toutes les facultés qu’il mettrait en jeu sur le champ de bataille, cette définition est si simple et si analogue aux faits qu’à peine paraîtra-t-elle nouvelle, et en effet elle ne l’est pas. Son établissement définitif n’en a pas moins été une victoire remportée sur une idée toute contraire, longtemps pratiquée et plus longtemps qu’elle n’était utile, l’idée ancienne du dressage purement mécanique ou du drill prussien. Celle-ci se caractérise assez par la formule monosyllabique où se résumaient les qualités requises du troupier ; on le voulait stramm, strack, straff, drall und prall, adrett, nett, fett ; on le préfère aujourd’hui bon juge de ce qu’il doit faire, exercé et décidé à le faire.

La manière moderne, en réalité fort ancienne, appartient pour une part à tous ceux qui ont rempli vraiment le métier d’éducateurs ; plus d’un écrivain français, avant comme après Bugeaud, l’a formulée ; mais on peut dire qu’elle a pour père authentique Souvarow, tant il l’a nettement définie, infatigablement démontrée. Le premier, il posa comme terme à l’apprentissage des armes la guerre et les douloureuses obligations de la guerre ; le