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volonté, bref tout cet appareil humain qui pourrait fournir des preuves contre leur infaillibilité. Il est temps, cependant, que nous sortions de la période épique ; mettons les Achille et les Agamemnon à la porte ; considérons ce soldat de chair et d’âme, capable de tuer par haine et de se faire tuer par amour, de gravir sous la mitraille la paroi d’un mur ou de tourner les talons si quelque polisson crie : « Nous sommes trahis ! » ; convenons enfin que les militaires sont des hommes comme les autres hommes et que les affaires militaires sont des affaires comme les autres affaires.

Or, rien n’est plus désastreux en affaires qu’un esprit d’absolutisme et d’a-priorisme ; imbus de cet esprit, Tolstoï et son prince André n’ont pu que s’égarer dans leur chasse à la formule. Les paroles humaines n’ont pas la vertu qu’ils leur voudraient, celle de symboles algébriques capables de représenter avec une exactitude constante l’infinité des valeurs propres à une même grandeur. Ils s’étonnent, par exemple, que dans un conseil de guerre tous les généraux diffèrent d’opinion ; mais cette discordance était à prévoir, elle n’affectera pas le généralissime qui sait ce qu’on doit demander à un conseil de guerre et ce qu’on n’en doit pas espérer. Il se peut, d’ailleurs, et sans inconvénient pratique, que ces opinions différentes soient également plausibles. Il y a toujours cent manières d’arriver à un résultat concret. Pour un atelier à créer, pour une charpente à construire, pour le plus simple problème de l’industrie, plusieurs solutions se présentent, toutes capables de bons résultats, et parmi lesquelles il faut laisser libre de son choix l’ingénieur — ou l’ouvrier — responsable du travail.

Les moyens d’action propres au général, et dont on voit bien qu’il doit être le seul maître, sont, pour une part, intellectuels, et pour l’autre, moraux. Que dire des moyens intellectuels ? Destinés à régler l’emploi logique des forces matérielles mises entre ses mains, ils se fondent, non pas sur la science militaire, car il faut réserver ce mot de science à des constructions mentales plus restreintes dans leur objet, plus certaines dans leur ordonnance ; mais ils se fondent sur cette théorie de la guerre toute pareille à celle qu’on nomme en mathématiques la théorie des erreurs et qui procède aussi par analyse de chaque facteur et par équilibration des différens facteurs.

Quant aux moyens moraux, ils peuvent moins encore, ils ne peuvent aucunement se déduire d’une doctrine abstraite ; ils sont l’œuvre propre du général et l’émanation directe de sa personne. L’énergie nationale, semblable à un volume d’eau sortant d’une