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montrer qu’il importe, en ce moment, de ne rien précipiter. Un boulet vient en sifflant tuer un cosaque et bouleverser un rang de l’escorte : « Le prince Bagration regarde en fronçant les sourcils ; l’incident jugé, il se retourne avec indifférence, puis il replace son sabre, dont la poignée s’est prise dans les plis de sa bourka… » Il demande plus loin : « Quelle compagnie ? » et cette interrogation qui est un reproche suffit à redresser cette troupe fléchissante. Nulle part, il ne donne d’ordres positifs ; mais tout ce qui arrive par nécessité, par hasard ou par l’initiative de ses inférieurs, il veut faire croire que ces résultats étrangers à ses prescriptions sont du moins conformes à ses prévisions. En dépit du pur hasard qui, selon le prince André, régit les faits et les soustrait à la volonté du général, le témoin remarque que la présence de Bagration fait partout un bien immense.

Sur le flanc droit de la position, un colonel vient annoncer que son régiment a repoussé une charge de cavalerie. Bien que l’aspect de la troupe soit tel qu’on ne puisse dire si le régiment a vraiment repoussé la charge, ou si la charge a culbuté le régiment, Bagration fait sur tout cela un signe de tête : il l’avait bien prévu… Mais voilà que pour la première fois un ordre sort de cette bouche, l’ordre d’amener au pied de la hauteur deux bataillons du 6e chasseurs ; et tout d’un coup un autre homme paraît dans Bagration : il semble que pour la première fois une impression, émergeant enfin de son inconscience, ait atteint les ressorts de sa volonté ; son visage respire une résolution joyeuse, ses yeux s’éclairent, sa physionomie se dessine, ses yeux se fixent vers l’avant avec hardiesse et comme avec mépris.

Les deux bataillons arrivent émus, s’arrêtent frissonnans ; on les aligne ; on leur crie : Maladtzami, rebiata[1] ! » Bagration parcourt les rangs, descend de cheval, donne ses rênes au cosaque, lui jette sa bourka ; il assure son aplomb sur ses jambes, redresse sa coiffure sur sa tête. La minute suprême approche, celle où. le général ne se ménage plus et commande au soldat qui est en lui-même. Bagration, élève de Souvarow, ne connaissait ni les angles ni les lignes de l’école allemande, mais il connaissait ces minutes-là.

— Avec Dieu !… crie-t-il d’une voix forte et nette. Il se retourne encore une fois vers le rang, fait un geste de la main, puis, de son pas lourd de cavalier, il s’avance sur le sol inégal. Le prince André sent qu’une force invincible l’attire et qu’une joie immense l’envahit…

  1. Littéralement : « Comme des braves, les enfans ! » ce qui signifie à peu près : Soyons braves, ou : Voilà le moment d’être braves ! Mais rien de cela ne rend la finesse et la douceur de l’expression russe.