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chrétienté, cette Italie outragée et torturée par les grands virtuoses politiques dont je parlais tout à l’heure ? Un seul, peut-être, échappa à cette ataraxie superbe : Michel-Ange. Il marqua d’une énigme douloureuse les tombeaux inachevés des Médicis, et imprima sur les murailles de la Sixtine quelques-unes des terreurs de son siècle. Mais son siècle ne le comprit point, et le vieux Jules II, dont l’âme était cependant très haute, quand on lui montra les grands prophètes d’Israël, debout parmi des scènes d’exil, ne sut que murmurer d’un ton grondeur : « Il n’y a pas d’or dans tout cela ! »

Ce n’est pas le tout, pour l’artiste de Renaissance italienne, d’avoir assuré son cœur contre le trouble ou la tristesse : il faut qu’il ait encore la sympathie esthétique pour toutes les formes de la vie, pour les sentimens qui ne sont pas les siens, pour les passions contre l’assaut desquelles il s’est fortifié, même pour les plus affligeans épisodes de cette mêlée humaine d’où il s’est retiré, et les ridicules et les faiblesses de sa race, de sa cité et de son temps, dont il se persuade qu’il est exempt. Quand il a reproduit la vie dans toute son énergie ou toute sa grâce, l’œuvre d’art est accomplie. À l’artiste, elle a donné la joie de la création, à nous, qui feuilletons ces pages ou qui nous arrêtons en face de ces tableaux, elle rend le plus délicat des plaisirs, l’évocation des hôtes familiers de notre esprit ou de notre cœur, l’image de nos amours ou de nos souffrances, la parodie de nos vices, la mesure de notre petitesse, la glorification de nos enthousiasmes, la clef de nos songes. Que nous importe d’être les dupes de ces enchanteurs : il nous ont charmés et tout est bien. Certes, la plupart des peintres de la Renaissance ont été de grands voluptueux ; mais, quand ils peignaient une Madone, une Sainte Famille, un Ecce Homo, une Crucifixion, leur imagination, bercée par le rêve mystique, s’était faite d’abord très chaste et très pieuse, et, jusqu’aux jours de la décadence, ils demeurèrent fidèle à la tradition de tendresse et de respect que Giotto, Masaccio et Frà Angelico avaient léguée à l’Italie. Je connais peu d’œuvres plus chrétiennes et plus pathétiques que la Déposition du Pérugin, qui est au palais Pitti. Au delà des personnages évangéliques, agenouillés au premier plan autour de Jésus mort et recueillis comme au pied d’un autel, la nature elle-même s’est faite religieuse : elle semble fêter, par la noblesse du paysage, la pureté du ciel, la paix des collines azurées, par les eaux transparentes et les prairies en fleurs, l’espoir de la résurrection toute prochaine. Et cependant, le maître ombrien, pénétré d’incrédulité florentine, « n’eut aucune religion, dit Vasari, et l’on ne réussit jamais à le persuader de l’immortalité de l’âme ; avec des paroles bien dignes de sa cervelle de gra-