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commettre une grave erreur. L’imagination était alors puissante, et il ne lui en coûtait pas de se représenter, avec une vivacité singulière, cette vie souterraine dont tous les traits lui étaient fournis par la vie réelle et sublunaire. Ces traits, elle n’avait qu’à les transposer et à les atténuer pour y trouver tous les élémens du tableau. Projeter dans les ténèbres du tombeau cette sorte de reflet et de décalque du présent, composer d’après celui-ci l’avenir qui attendait chaque mortel dès qu’il aurait fermé les yeux à la lumière, assimiler les incidens qui rempliraient la longue nuit de cette existence sans terme fixe à ceux dont est tissue la trame de nos courtes journées, c’était pour l’intelligence une opération des plus aisées, qu’elle accomplissait spontanément ; mais il ne lui eût pas été possible, à l’âge qu’elle avait, de construire une théorie aussi compliquée que celle qui détache du corps l’ombre mobile vouée à l’Hadès, qui rompt tout lien entre la personne et le tombeau.

Alors que cette dernière théorie, d’un caractère plus abstrait, eut commencé de se répandre, alors même qu’elle parut, à n’en juger que par la littérature, avoir obtenu le consentement général, la croyance première ne s’était pas effacée ; elle semblait abrogée et comme périmée ; cependant, en fait, son autorité était à peine atteinte. C’est que, dans l’espèce comme chez l’individu, rien ne s’abolit entièrement, rien ne se perd. Tout en se succédant, les divers modes du sentiment et de la pensée ne se remplacent point. Le dernier venu s’ajoute et se superpose à celui qui l’a précédé. Comme la planète qui nous porte, l’âme de l’humanité est faite de couches stratifiées. Celles de ces couches qui sont les plus anciennes ont beau être recouvertes par plusieurs autres et, sur de grands espaces, rester invisibles, elles existent partout, dans l’épaisseur de la croûte terrestre, et les réactions qui s’y produisent se font sentir à la surface du sol. D’ailleurs, en maint endroit, elles reparaissent, el, comme on dit, elles affleurent. L’œil avisé ne les perd donc jamais de vue, là même où elles se dérobent et où elles plongent le plus avant ; il les suit, dans leurs inclinaisons variées, aussi bas qu’elles descendent. Les croyances fétichistes dont nous venons d’étudier l’une des formes sont ce que les géologues appellent les terrains primitifs. Il n’est pas de champ sous lequel elles ne s’étendent : elles persistent ; elles sont là, cachées dans les profondeurs de notre être moral, sous la mince écorce des terrains récens, des croyances polythéistes et monothéistes, des doctrines métaphysiques. Ce qu’elles représentent, ce sont les vues de l’homme enfant, c’est sa manière de comprendre el d’expliquer la nature : or, dans l’humanité, pendant