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moutons et des bœufs, quatre chevaux, deux chiens qui avaient appartenu à Patrocle et douze jeunes prisonniers troyens[1]. Ne sent-on pas encore là, dans ces libations et dans ces égorgemens, l’action persistante de l’idée primitive, du besoin que l’on éprouvait de nourrir le mort et de lui fournir des compagnons, animaux domestiques ou esclaves familiers, qui le servissent dans la tombe ?

C’est ainsi que, dans les funérailles principes, bien des traits rappelaient encore le régime antérieur, au prix d’une de ces contradictions qui n’embarrassent guère le sentiment et l’imagination. Cependant l’adoption d’un rite nouveau n’avait pu manquer d’avoir ses effets. Du moment où le mort n’habitait plus la tombe, pourquoi y aurait-on déposé des objets qui n’auraient servi à rien ni à personne ? De là l’usage de brûler avec le mort, au lieu de les enfouir dans un caveau, les vêtemens et les armes du défunt. « brûle-moi avec mes armes, dit Elpénor à Ulysse, avec toutes celles que j’ai[2]. »

Si le rite de l’incinération avait partout prévalu avec les conséquences qu’il comporte, les nécropoles grecques de l’âge classique n’auraient, pour ainsi dire, rien à nous apprendre. La piété des générations successives n’y aurait pas accumulé ces précieux dépôts où les archéologues ont trouvé le meilleur de leur butin. Par bonheur, le rite de l’inhumation s’est maintenu à côté de celui de l’incinération, pendant toute l’antiquité, chez les Grecs comme chez les Italiotes. Dans les plus vieilles des tombes du Céramique, à Athènes, dans celles qui, là et à Eleusis, renferment la poterie à décor géométrique, c’est l’inhumation qui domine de beaucoup, et s’il en est ainsi au IXe et au VIIIe siècle, on la trouve encore employée, dans le même cimetière, pour des sépultures qui ne datent que des VIe, Ve et IVe siècles. On ne s’est déshabitué de l’inhumation que très lentement, et on n’y a jamais tout à fait renoncé. Les pauvres paraissent l’avoir toujours employée de préférence : elle était plus expéditive, elle coûtait moins cher que la crémation. Celle-ci passait, semble-t-il, chez les Grecs, pour un mode de sépulture plus honorable, plus aristocratique que l’autre, opinion qui avait peut-être son fondement dans les souvenirs de l’épopée, présens et chers à tous les esprits. À Rome, on voit une des familles de la haute noblesse, celle dont les Scipions étaient une branche, rester obstinément fidèle à l’habitude d’enterrer ses morts. Sylla est le premier membre de la gens Cornelia dont le corps ait été déposé sur le bûcher. Si l’on

  1. Iliade, XXIII, 34, 135-153 ; 166 170.
  2. Odyssée, XI, 74 ; XII, 13. - Cf. Iliade, VI, 417-419.