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Après que la vie s’est retirée des os blancs ;
Mais l’urne s’envole ; elle s’envole comme un songe[1]


Là le poète donne à entendre que c’est la flamme du bûcher qui dégage et qui affranchit l’âme, la psyché, laquelle, sous un nom différent, n’est pas autre chose que ce qu’il appelle ailleurs l’image, l’eidolon ; mais, dans l’Iliade, il traduit encore plus clairement la pensée de ses contemporains quand il fait parler Patrocle, qui, sous les murs de Troie, apparaît à Achille pendant la nuit, pour presser la célébration de ses propres funérailles :


Ensevelis-moi le plus tôt possible, afin que je franchisse les portes de l’Hadès.
Les âmes, les images des morts me repoussent bien loin.
Elles ne me laissent pas les rejoindre en traversant le fleuve.
J’erre ainsi tout autour de la demeure d’Hadès, de sa demeure aux larges portes,
Allons, je t’en prie, donne-moi la main : car jamais plus
Je ne reviendrai de l’Hadès, lorsque vous m’aurez accordé les honneurs du bûcher[2].


On ne saurait marquer plus nettement l’effet décisif et libératoire de la crémation. C’est comme un sacrement qui confère à celui qui l’a reçu le droit d’aller trouver sinon le bonheur, tout au moins le repos dans l’asile commun des morts. Il a quelque chose de la vertu que possède, dans les croyances catholiques, l’absolution donnée par le prêtre au mourant[3].

On remarquera le dernier mot de Patrocle : « Une fois que je serai entré dans l’Hadès, grâce à la flamme du bûcher, je ne reviendrai plus sur la terre. » Peut-être y a-t-il lieu de chercher là l’écho d’inquiétudes qui ont pu contribuer, pour leur part, à suggérer aux Grecs l’idée de la crémation. On sait combien a été répandue au moyen âge, dans toute l’Europe, la crainte des vampires, comme on les appelait, de ces morts qui étaient censés sortir la nuit de leur tombe pour surprendre les vivans plongés dans

  1. Odyssée, XI, 218-221.
  2. Iliade, XXIII, 71-74.
  3. Comme Patrocle, Elpénor n’a pu pénétrer dans l’Hadès, parce que, quand il s’offre aux regards d’Ulysse, il n’a pas encore été brûlé (Odyssée, XI, 50-79). S’il est dit parfois, dans l’Iliade et dans l’Odyssée, que l’âme, aussitôt reçu le coup mortel et avant la crémation, est allée ou descendue vers l’Hadès Ἄϊδός δε βέϐηϰεν, Ἄϊδός δε ϰατῆλθεν, ce n’est là qu’une manière abrégée de parler, une expression courante qui ne prétend pas à une pleine exactitude. Le poète s’exprime autrement lorsqu’il tient à marquer que le mort, mis en règle par la combustion de sa dépouille, a pénétré dans les profondeurs de l’Hadès. Après avoir causé avec Ulysse sur cette sorte de frontière où le héros a convoqué les ombres, l’âme de Tirésias rentre dans l’intérieur de l’Hadès ψυχὴ μὲν ἔϐη δόμον Ἄϊδος εἴσω. (Odyssée, XI, 150.)